Alors que le monde de l’art est figé dans la crise sanitaire, des expériences pédagogiques parallèles se montent, comme à Brétigny ou à Montreuil, et dessinent de nouvelles perspectives.
Comment remplacer les affects dysphoriques ? Comment éviter que le statu quo ne bloque l’élaboration d’alternatives désirantes ? Immobilisé sous l’effet de la crise sanitaire, le monde de l’art est simultanément transi de ses failles structurelles désormais béantes : ses figures d’autorité, ses institutions établies et ses processus de validation sont datés. Iniques même, reproduisant en circuit fermé les dominations de classe, de race et de genre. Alors, il faut déconstruire, mais également refonder.
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D’autres possibles
Se rendre “fugitif” des centres commodifiés et tenter d’échafauder “un autre monde dans le monde”, ainsi que l’exprime Fred Moten, auteur avec Stefano Harley de The Undercommons (2013). Dans cet ouvrage indispensable, les auteurs prolongent la tradition radicale afro-américaine pour l’étendre au monde contemporain néolibéral. Un chapitre y est consacré à l’Université, qui résonne aujourd’hui avec une puissance amplifiée.
Puisqu’il n’est plus tenable de continuer à nourrir de contenus, d’informations et de flux de capitaux le monstre, les programmes éducatifs alternatifs prospèrent. Ce sont eux, présentement, qui colorent la lassitude des prémices d’autres possibles, animés de l’énergie décuplée qui vient à ceux et celles qui contemplent l’abîme en face.
L’interrogation du “populaire”
Aux Etats-Unis naissait en mars la plateforme en ligne Dark Study. Suite à une campagne de financement participatif, les codirectrices Caitlin Cherry, Nora N. Khan et Nicole Maloof, deux artistes et une théoricienne, proposent désormais un master (MFA) gratuit à l’intersection de la pratique, de la théorie des médias et de la théorie décoloniale. Si, en 2017, le livre School de Sam Thorne, dressant une histoire de l’éducation artistique autogénérée depuis 2000, faisait état de projets à Londres, Lagos, Los Angeles, Mexico, Ramallah, Berlin ou Saint-Pétersbourg, de nouvelles initiatives en dur s’implantent désormais aussi en France – en région parisienne plus exactement.
Porté par le partage d’expérience et sans obligation de rendu, l’école prenait le contre-pied de l’atomisation des liens physiques tout autant que du savoir universitaire
Le 17 octobre dernier, l’artiste Tarek Lakhrissi lançait la première session de son “école d’automne” à la Maison Populaire, à Montreuil, qui l’accueillait en résidence. Soit un format éphémère de trois jours, regroupant masterclass et ateliers de création gratuits, portés par des intervenant·es de sensibilités queer, décoloniales et féministes (Karima El Kharraze, Léopold Lambert, Stéphane Gérard, Annie Tiburce, Rosanna Puyol), où se côtoyaient notamment Une histoire spatiale et coloniale du 17 octobre 1961 (Leopold Lambert), un workshop de broderie féministe (Annie Tiburce) ou un atelier de traduction collective de The Undercommons (Rosanna Puyol).
Enraciné dans l’interrogation du “populaire”, porté par le partage d’expérience et sans obligation de rendu, l’école prenait le contre-pied de l’atomisation des liens physiques tout autant que du savoir universitaire – “pas une réponse mais un élément de réflexion au débat sur l’obsession du cours républicain abstrait qui ne fonctionne pas”.
La culture du workshop, Tarek Lakhrissi l’appréhende il y a cinq ans lors d’un échange à Montréal. De retour à Paris, la pratique infusera son travail d’artiste, distillant les sessions collectives au gré d’invitations dans diverses institutions artistiques (à la Cité internationale des arts ou à Bétonsalon, les deux à Paris, en 2018) tout en fréquentant les conférences en accès libre de La Colonie, à Paris, ou, l’an passé, le post-diplôme des beaux-arts de Lyon. “J’aimerais proposer aux institutions des versions saisonnières de l’école”, déclare l’artiste, pour qui la présence physique en un lieu reste plus que jamais une donnée essentielle du projet.
Patience pragmatique
Au CAC Brétigny, un autre projet d’école alternative germine depuis septembre. “Souvent, l’histoire de l’art situe les pratiques collaboratives dans une filiation entre les artistes, alors qu’une grande partie de l’apport théorique et pratique provient de l’éducation populaire, à l’exemple des Maisons de la culture de Malraux”, souligne Céline Poulin, à la tête du Centre d’art contemporain depuis quatre ans. “Avec le confinement, nous avons beaucoup discuté avec l’équipe de gouvernance, de travail, de transmission et de pédagogie.”
Parmi les options du projet, un espace pédagogique, une école de pratiques amateurs, une école d’art municipale ou une université de partage du savoir
L’angle d’approche spécifique d’Ǝcole, tel est son nom, concerne spécifiquement les pratiques amateurs. “Pour l’instant, nous avons réalisé deux rendez-vous en rassemblant une dizaine de personnes du territoire Ile-de-France. La forme reste encore ouverte car elle doit venir des participants”, raconte Céline Poulin, tout en évoquant parmi les possibles options d’un projet amené à durer au minimum un an et demi un espace pédagogique, une école de pratiques amateurs, une école d’art municipale ou une université de partage du savoir.
Pas de modèles à reproduire tels quels mais une volonté néanmoins de faire connaître l’histoire de ces pratiques à travers une bibliographie en cours de constitution – avec, comme points d’accroche, l’Open School East de Londres, le collège associatif tenu par des habitant·es de la Montagne limousine (une expérience relatée dans Faire (L’)Ecole, Editions du commun, 2020) ou les recherches de l’artiste et chercheure Marie Preston.
Si l’idée de l’utopie revient dans la bouche de Tarek Lakhrissi comme de Céline Poulin, lestée du labeur d’organisation communautaire, elle est empreinte de la patience pragmatique qui, contre les fragiles châteaux de cartes de l’antisystème, pose les premières briques d’espaces à l’abri desquels affûter ses outils ensemble.
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