Pendant un mois, “Les Inrockuptibles” traversent, en 20 épisodes, six décennies de l’histoire du rock britannique. Episode 16 : histoire d’un rock déclassé doublé d’un groove canaille aux pupilles largement dilatées.
La première fois que l’on a vu les Happy Mondays sur scène, à Londres, il y a vingt ans, pas plus les eighties que nous-mêmes n’étions vraiment prêts pour ce choc visuel et cette agression sonique. C’était en première partie de New Order, et soudain la scène fut envahie de hooligans déréglés. On reconnut immédiatement les Happy Mondays : ils étaient typiques de ces délinquants juvéniles qu’on avait savamment appris à éviter dans les rues de Manchester, cheveux ras, sportswear casual mais ostentatoire, oeil méchant, rusé, à l’affût d’un mauvais coup.
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Le groupe avait une certaine réputation : Barney Sumner, le chanteur de New Order, venait de produire leur single Freaky Dancin’ (un hommage aux danses incohérentes de Bez, leur derviche tourneur). Il en parlait avec dégoût et fascination. Il évoquait des repas chinois qu’il commandait pendant les enregistrements, jetés à moitié mâchés dans les poubelles, effaré de voir ces sauvageons se ruer sur les restes froids et ignobles et les dévorer à pleines dents viciées.
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Ce soir-là, en transe, révélation autant que révolution dans notre échelle du bon goût, les Happy Mondays donnèrent un concert inouï et chaotique, une rave sur scène pour le public gris et médusé de New Order. A des millions de kilomètres de Londres, en orbite autour d’un groove rocailleux, ils dansèrent de la première à la dernière seconde de leur concert, possédés par leurs beats, leurs riffs anguleux, leur chant incantatoire. Incapables de leur faire quitter la scène, les organisateurs coupèrent la sono, en vain. Il fallut envoyer le service d’ordre pour les ceinturer et les évacuer. On venait de se faire d’excellents amis.
Des danses de Saint-Guy venues de leurs entrailles
Quelques années plus tard, les gouapes étaient sur le point de sortir leur premier album quand on partit les interviewer à Londres, dans une minuscule salle de Camden. Rendez-vous était pris dans l’après-midi, mais, en arrivant dans le Nord de Londres, on apprit que, retenu pour affaires (!) à Manchester, le groupe n’était pas encore sur la route. Il arriva finalement après 22 heures, et trente pages ne suffiraient pas pour décrire le chaos, la folie et la rigolade de cette nuit-là.
Le plus sensé de la bande paraissait être Nathan McGough, leur manager, fils du beat-poet Roger McGough qui avait passé son enfance sur les genoux des Lennon et McCartney. Il nous promit d’arranger une interview au plus vite, puis s’excusa avant d’aller uriner contre un mur un peu plus loin. Dix minutes après, il y était toujours et, un peu inquiet, on partit le voir. Il parlait au mur depuis dix minutes, et ça avait l’air passionnant. On sut alors que, ce soir-là, on serait seul face à une bande de voyous défoncés, hagards et incompréhensibles.
Le groupe allait monter sur scène, sans même s’embarrasser d’une balance, quand on atteignit finalement la loge. On se posa, sans que qui que ce soit ne remarque l’intrusion d’un corps étranger dans ce bouillon de sous-culture. Soudain, un des membres du groupe sortit de son sac une paire de baskets neuves, qu’il comptait porter ce soir-là sur scène. Les vannes se mirent à fuser, niveau CM2, sur les tatanes vierges, avant que la rigolade ne vire vite en baston d’une violence inouïe. Après quoi, amnésique de cette bestialité, chacun prit son instrument et donna un concert aussi bordélique que sidérant.
A la fin du show, on empoigna Bez et Shaun, on les entraîna dans une ruelle de Camden pour, faute d’interview, au moins ramener des photos comme preuves de cet effarant reportage. Dans un silence de mort, ils se mirent à gigoter en rythme, véritable danse de Saint-Guy venue de leurs entrailles : les photos prises, on les laissa là, hébétés et en transe, pour rentrer à l’hôtel. On faillit revenir le lendemain matin pour voir si les deux buses n’y étaient pas encore.
Une bagarre générale, un bras cassé, l’intervention de la police : c’est l’ordinaire d’une tournée des Happy Mondays.
Quelques mois plus tard, sponsorisés par Les Inrocks, les Happy Mondays étaient invités à jouer à Paris et Rennes, avec My Bloody Valentine. Le concert de Paris, au petit New Morning, fut mémorable, s’achevant en une jam informe et défoncée entre les deux groupes. Mais à Rennes, le groupe apprit juste avant de monter sur scène le décès d’un de ses proches à Manchester et, enragé, commença à faire ce pour quoi il avait été renvoyé de toutes les écoles, voire clubs de Manchester : se transformer en gang incontrôlable et semer l’apocalypse.
La salle de l’Ubu s’en souvient encore : il y eut une bagarre générale (un des roadies avait commencé à danser sur la table de mixage), un bras cassé, une violence éruptive et l’intervention de la police, qui embarqua les Mancuniens pour une nuit au poste. L’ordinaire, déjà, d’une tournée des Happy Mondays.
De toute la génération Madchester, on en était certain à chaque concert, c’était forcément Bez, la tête brûlée de la bande, le dealer aux yeux exorbités, aux go-go danses psychiatriques, qui allait faire le premier martyr, le premier mort : le seul doute résidait dans les causes de son départ prématuré – overdose ? règlement de comptes ? Il allait d’ailleurs flirter avec l’au delà, dans un accident de voiture (plus ou moins volée la voiture), aux Barbades, pendant l’enregistrement d’un ultime album du groupe qui ruina leur label Factory.
Accident qui lui fit porter, des mois durant, une savante attelle digne du pont de Tancarville. Mais non : Bez, l’ahuri, le maboul, le fils de commissaire de police, non seulement parlait, mais en plus avec calme, précision, aux petits soins pour lui-même. “Je prends autant de drogues parce que c’est mon boulot”, disait-il. Ces dernières années, c’est d’ailleurs sans doute lui, avec ses danses intactes et son regard de hibou ecstasié, qui de la bande s’en sortit le mieux – mieux, en tout cas, que le pauvre Shaun, en procès avec la terre entière, y compris son frère, et obligé de vendre aux tabloïds son infernale descente aux enfers, qui ferait passer les débauches de Pete Doherty et Amy Winehouse pour un roman d’Enid Blyton, l’auteur du Club des cinq.
Bez, star nationale
Bez est même devenu une star nationale en Angleterre, d’abord mis en scène dans l’émission scientifique Science with Bez, menant surtout avec intelligence, dérision et machiavélisme son passage à l’émission de télé-réalité Celebrity Big Brother, dont il finit grand vainqueur en 2005. Trop bon en télé, avec son air abruti et ses gestes aléatoires, il a aussi été la grande star d’un Pimp My Ride sur MTV, émission pour laquelle on transforma sa voiture (un taxi londonien) en lupanar à roulettes – équipé de quinze écrans de télé, d’une caméra coquine et de deux lecteurs DVD. VRP de son propre personnage cartoonesque, il a également fini par s’inviter au Guinness Book, en battant le record de la plus grande formation de maracas : 406 instruments, sur scène, à Manchester, pour jouer le Step on des Mondays l’an passé !
Pourtant, Bez n’a pas toujours été aussi calculateur et raisonnable. On raconte qu’à l’école il était celui que toutes les équipes de foot réclamaient : lourdement chargé au speed, il pouvait ainsi courir plus vite et plus longtemps que quiconque, mais seulement une mi-temps. Les pigeons de Manchester, ses ennemis jurés, se souviennent aussi de cette journée noire où lui et Shaun montèrent sur le toit d’un grand immeuble de Piccadilly Gardens pour offrir aux volatiles des kilos de blé coupé à la mort au rat. Le carnage fut tel – des pigeons, littéralement, claquaient en vol – que la police ouvrit une enquête.
Bez fut, d’entrée, un interlocuteur aussi lunaire que merveilleux. Comme cette fois où, backstage à l’Astoria de Londres, Shaun Ryder et lui en vinrent aux mains après que Bez se fut invité dans notre interview pour jurer ses grands dieux qu’il avait vu les Sex Pistols en 1973 – et que c’était comme ça et pas autrement. Ce jour-là, dans un vertigineux ballet de sacs, on a vu passer en argent liquide au moins le PIB de quelques pays défavorisés.
Car avec le succès naissant, les Happy Mondays avaient développé à une échelle industrielle leur petit commerce d’une drogue neuve dont ils étaient, à Manchester, les concessionnaires officiels : l’ecstasy. Plus porté sur le cash que sur l’orthographe, Shaun venait d’ailleurs de se faire tatouer sur un biceps sa nouvelle vache à lait – nettement plus lucrative que les autoradios volés –, sa nouvelle muse aussi : “ecstacy”.
Le Scarface du sous-monde mancunien
Véritable Scarface du sous-monde mancunien, il profitait de sa venue à Londres pour ouvrir une succursale, envoyant son armée de dealers délivrer les pilules et récupérer le cash. C’est grâce à cette économie souterraine que le groupe avait trouvé ce son particulier, un psychédélisme de contrebande, mélange de funk paillard et d’indie-rock débraillé. Un club de Manchester proposait en effet du funk et de la disco au rez-de-chaussée et du rock alternatif au sous-sol. Entre les deux, un vaste escalier permettait aux clubbeurs de changer d’ambiance. C’est précisément là que les Happy Mondays dealaient, à la croisée des sons, ce mélange fortuit de musiques devenant leur trademark : du funk joué de manière brutale, lascif malgré lui, vaurien, grande gueule et castagneur par essence.
On revit souvent les Happy Mondays par la suite, savourant toujours ces rencontres truculentes et impensables, où s’écrivait mieux encore que chez Ken Loach une certaine histoire du prolétariat de ce Nord mystérieux. On passa notamment un long après-midi dans une arrière-salle glauque d’un casino décrépi de Wigan – ancien temple de la northern soul – avec Shaun Ryder, qui sortait ce jour-là d’une longue cure de désintoxication et qui visiblement éprouvait le besoin de parler, impitoyable sur lui-même et son passé, drôle et sincère jusqu’au bouleversant. Quelques semaines après cet entretien, on croisa le réalisateur Olivier Assayas, qui jura que cet entretien formait tel quel un prodigieux scénario.
On crut bien, en 1992 et avec la séparation sordide des Happy Mondays, puis la formation des impuissants Black Grape, que dans ce film noir le mot “fin” crevait l’écran. Mais non : les mauvaises herbes (surtout celles qu’ils fument) ont la vie dure, et c’est une fois encore sur scène, dans toute la démesure de son freak-show, que le groupe reformé mais toujours aussi déformé vient se rappeler à notre bon souvenir.
Une façon somme toute logique de fêter les vingt ans du Festival des Inrocks, journal dont ils ont été une pierre fondatrice, même si branlante. Et alors que leur fusion hasardeuse, explosive, dangereuse de rock et de dance-music paraît aujourd’hui une évidence, voire un acquis social, des Klaxons à The Twang – deux de leurs héritiers invités du Festival Les Inrocks –, n’oublions jamais que des hommes ont failli mourir, sur le terrain, pour cette avancée prodigieuse de la paillardise et la libération scandaleuse des corps. Nous devons tous une fière chandelle aux Happy Mondays, il faudra le faire savoir à Shaun et Bez. Ah, les cons !
LE MORCEAU “24 HOUR PARTY PEOPLE” (1987)
En plus d’être une chanson des Happy Mondays, 24 Hour Party People est devenue une expression consacrée pour définir le Madchester du Second Summer of Love, des années folles qui le suivirent et un film de Michael Winterbottom (2002) qui s’était donné pour mission (impossible) de narrer vingt ans de scène mancunienne (1977-1997, pour être précis) en suivant la figure tutélaire du fondateur de Factory Records, Tony Wilson.
Situé au beau milieu de ces deux décennies choisies par Michael Winterbottom, 24 Hour Party People est une hypothèse basse car la plupart des fêtes de l’époque excédaient de loin la durée allouée à un épisode narrant les aventures de Jack Bauer. Mais, la bande de Shaun Ryder a toujours eu le sens de la formule et l’idée de parties faisant le tour de cadran fonctionnait à merveille dans le contexte délirant des eighties finissantes et des “never ending stories” légendaires de l’Haçienda.
La folie ambiante qui entourait le groupe était telle qu’on en oubliait souvent de parler musique, de ce mélange de funk blanc, de rock à guitares et de house ecstasyée. Un cocktail explosif qui pétera à la gueule des Happy Mondays dès ce 24 Hour Party People et qu’on retrouvera avec le même bonheur chimiquement pur sur Hallelujah ou Step On, autres tubes qui jalonneront la brève carrière (en gros, une demie-décennie sans compter les quelques tentatives vaines constistant à essayer de reformer Shaun Ryder) du groupe.
24 Hours Party People est disponible sur le volume 2 de Rock UK, coédité par « Les Inrocks » et Wagram en CD ou en vinyle.
Retrouvez aussi Rock UK, volume 1 (en CD et en vinyle) et 3 (en CD et en vinyle).
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