Transformé en banquier suisse dans les années 1940, Harpagon, bienheureux, lorgne sans honte le malheur des autres. Une lecture acidulée de Molière dont Lilo Baur a le secret.
Facétieuse Lilo Baur. Désormais une habituée de la Comédie-Française, elle y signe avec L’Avare sa sixième mise en scène. Et comme on n’est jamais trahi que par les siens, la Suissesse ne passe pas par quatre chemins et fait d’Harpagon un banquier helvète, qui fait fortune aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale en appliquant des taux d’usure proprement scandaleux.
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L’avarice ayant en commun avec la constipation le fait qu’en ne lâchant rien, le mal ne fait qu’empirer, Harpagon est bien le seul personnage à être exactement le même à la fin de la pièce qu’à son début, uniquement préoccupé de lui et de son argent, quitte à perdre tous les liens qui l’humaniseraient un brin si seulement il le voulait. Il faudra bien de la ruse et les retrouvailles inespérées d’un autre père avec ses enfants pour que ceux d’Harpagon, Élise et Cléante, puissent enfin aller respirer un autre air que celui, névrotique, de leur radin de père. D’où le gag récurrent d’Harpagon pris d’une quinte de toux chaque fois qu’il ouvre la porte-fenêtre de sa maison donnant sur les cimes enneigées et le lac de Genève. Trop de fraîcheur, de beauté et d’air pur, et l’apoplexie le guette.
Un plaisir jouissif et total
Tout, dans la mise en scène de Lilo Baur, réjouit l’œil et l’oreille. La langue de Molière se glisse hardiment dans les costumes et les décors des années 1950, assez désuets pour paraître lointains, tout en restant familiers. Les coups de bâton se transforment en parties de golf drolatiques où s’épanouissent le ridicule d’Harpagon et son acrimonie dès qu’il s’agit d’argent. La mèche folle, façon Trump, de Laurent Stocker donne au personnage un côté chaplinesque irrésistible.
Chaque scène devient un morceau de bravoure pour exploiter la veine comique dont Molière fait son miel quand il pourfend les travers de la comédie humaine et la troupe du Français s’en donne à cœur joie. On se régale du dandy désabusé de Jean Chevalier en Cléante amoureux de Mariane, abasourdi de découvrir en son père Harpagon un rival. On se gondole devant la perte de contrôle après quelques coupes de champagne d’Anna Cervinka en Mariane ébaubie de retrouver sa famille qu’elle croyait naufragée, échappant in extremis au mariage avec Harpagon. On savoure l’agilité de Françoise Gillard en Frosine intrigante avec la grâce d’une panthère et l’œil implacable d’un cobra. Tous et toutes excellent à nous faire rire de ce qui reste le fléau absolu : l’impossible partage des richesses, l’inégalité intrinsèque de nos sociétés et le venin toxique qui pervertit les relations intrafamiliales.
L’Avare, de Molière, mise en scène Lilo Baur. Avec Alain Lenglet, François Gillard, Jérôme Pouly, Laurent Stocker, Serge Bagdassarian, Nicolas Lormeau, Anna Cervinka, Jean Chevalier, Élise Lhomeau, Clément Bresson, Adrien Simion et Jérémy Berthoud. Jusqu’au 24 juillet à la Comédie-Française.
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