Quand le collectivisme préfigure la consommation de masse. L’humour incisif et ravageur d’un auteur russe méconnu mis en scène avec une efficacité redoutable par Bernard Sobel.
Les conceptions abstraites sentent toujours le poisson pourri à la fin d’une époque historique », constatait le poète Ossip Mandelstam. Dans L’Homme inutile ou la Conspiration des sentiments (1928), Iouri Olecha, son contemporain, le prend littéralement au mot. A l’utopie d’un homme régénéré dans un monde transformé par la révolution, Olecha oppose le pragmatisme inébranlable d’un apparatchik obsédé par le lancement à grande échelle d’un nouveau saucisson. Bernard Sobel, qui met en scène ce texte pétillant d’une ironie amère typiquement russe, résume d’emblée la situation en un slogan exposé en lettres de néon devant le rideau de scène : « Marx Donald. »
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L’humour d’Olecha est un cocktail explosif de gueule de bois mélancolique et de lucidité rageuse. Sa pièce confronte deux frères, Ivan et Andreï Babitchev, remarquablement interprétés par John Arnold et Pascal Bongard. La thèse de Bernard Sobel en montant cette pièce – il avait déjà présenté, il y a quelques années, du même auteur, Le Mendiant ou la Mort de Zand -, c’est que du collectivisme au capitalisme de masse, il n’y a qu’un pas ou presque.
Mais revenons à nos deux frères. L’un, Andreï ne rêve que de démultiplier les saucissons pour nourrir les foules, mais pas gratuitement. L’autre, Ivan, erre dans les rues, coiffé d’un chapeau melon, un oreiller sous le bras. C’est l’homme inutile du titre, un SDF, un poète, un rejeton du siècle précédent, celui d’avant la révolution ; tandis qu’Andreï représente le monde nouveau. Malgré son culte du rendement, ce planificateur incorrigible sent qu’il a oublié quelque chose. Il cherche un supplément d’âme. Pas forcément dans la bonne direction. N’y aurait-il pas dans Shakespeare une allusion au saucisson, par exemple ? La jolie Valia, qu’il prévoit d’épouser, a du mal à capter son attention. La comédienne Sabrina Kouroughli campe avec grâce et humour cette fée légère qui agite en vain une banderole pour se faire remarquer. L’ombrageux Kavalerov (Vincent Minne), pétri d’amour pour la jeune fille, n’arrive pas lui non plus à détourner Andreï de ses projets commerciaux à grande échelle.
L’homme nouveau n’est qu’indifférence. Il n’est plus dérangé par les sentiments. Quelque chose s’est brisé avec la révolution. Qui saura, demandait encore Mandelstam, « ressouder avec son sang/Les vertèbres des deux siècles » ? Car c’est bien de cela qu’il s’agit dans cette pièce. Au monde froid et désincarné d’Andreï, Olecha oppose l’ancien monde que représente Ivan. Celui-ci veut déchaîner les sentiments, les exacerber. C’est sa façon de conspirer. Il pousse l’amant à tuer son rival. Et donc Kavalerov à tirer sur Andreï pendant un match de football.
Animé d’un nihilisme farouche, Ivan glorifie l’instant, l’étincelle ultime qui jaillit d’une ampoule électrique juste avant son extinction. Sombre et grinçant, une réussite.
Hugues Le Tanneur
L’Homme inutile ou la Conspiration des sentiments de Iouri Olecha, mise en scène Bernard Sobel, jusqu’au 8 octobre au Théâtre de la Colline, Paris XXe, www.colline.fr
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