Artiste emblématique de la Côte Ouest, érudit et irrévérencieux, Mike Kelley était en guerre contre toutes les formes de hiérarchies. Le Centre Pompidou lui rend hommage.
C’était le 31 janvier de l’an dernier. Alors que les plus grands musées de Californie s’étaient organisés pour raconter la folle histoire esthétique de la Côte Ouest et son imposante scène artistique, voilà que son plus intense représentant, figure majeure de l’art américain d’aujourd’hui, Mike Kelley, 57 ans, était retrouvé mort dans sa baignoire à South Pasadena. Un suicide au gaz et aux médocs quelque peu préparé : l’artiste avait réorganisé son studio et pris ses dispositions pour la gestion future de son oeuvre. Pas un coup de déprime passager, donc ; peut-être même, au contraire, un trop grand moment de lucidité.
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Si ses amis proches, à commencer par les artistes John Miller, Paul McCarthy ou Jim Shaw, ont évoqué la très sombre dépression dans laquelle il était tombé depuis quelques années, certains ont dépassé les raisons strictement personnelles (une rupture sentimentale, une retombée dans l’alcool) pour mettre en avant la position devenue insoutenable de cet artiste dans le champ de l’art tel qu’il va.
Car lui qui prenait l’art pour une chose si sérieuse, si complexe, salvatrice pour les uns et inconfortable pour tous, cet artiste hyper-exigeant, cet esprit critique attentif aux répressions dont nous faisons quotidiennement l’expérience, était alors saturé de travail, demandé de partout, harcelé par le star-system de l’art et le monde marchand ; et il déplorait souvent devant ses proches la dérive financière et “corporate” du champ de l’art contemporain. “Il me disait, confie ainsi Emi Fontana, directrice de l’espace alternatif West of Rome Public Art : ‘Si je devais commencer maintenant, jamais je ne deviendrais un artiste plasticien.”
“Il était très émouvant, et assez inquiétant, témoigne Bernard Blistène du Centre Pompidou. On sentait dans l’intensité de son visage qu’il y avait autour de lui de la douleur, une fragilité extrême.” “Un écorché vif, corrobore le directeur du Magasin, le Centre national d’art contemporain de Grenoble, Yves Aupetitallot, complexe, pas à l’aise dans ses propres personnages.” Et qui se protégeait par une certaine dureté dans ses relations sociales.
Mais pour ce même monde artistique, son suicide fut un énorme choc : en le perdant, on mesura l’importance de son oeuvre, et son influence profonde, puissante, exercée sur le champ de l’art actuel. “Je suis dévasté, confia à sa mort l’ex-curateur du Museum of Contemporary Art de Los Angeles Paul Schimmel. Il est l’un de ceux qui ont changé la donne pour des générations entières. C’était réellement un géant.” L’un des artistes les plus importants du dernier quart du XXe siècle : retour sur un artiste-monstre.
Detroit/Destroy
Avant la Californie, la story de Mike Kelley commence à Detroit, où il naît et grandit dans les années 60. La ville phare de l’industrie automobile connaît déjà la décroissance : Kelley est adolescent sur fond de faillite et de bruits industriels. Milieu ouvrier catholique : sa mère est cuisinière à la cantine de l’usine Ford, et son père, abusif, est chargé de la maintenance d’un établissement scolaire. Un univers enfermant qu’il retraitera des années plus tard dans son oeuvre Educational Complex : soit une maquette représentant son école et sa maison d’enfance, symbolisant un lieu de “maltraitance institutionnelle”, et qui sera le point de départ d’une vaste réflexion et d’une série de projets mélangeant politique, psychanalyse et sociologie.
Mais à 15 ans, l’adolescent se plonge dans la contre-culture du rock et des comics, au point de fonder en 1973 avec l’artiste et ami de toujours Jim Shaw un groupe de rock noisy, hurleur et proto-punk au titre furibard : Destroy All Monsters. “Quand j’étais ado, confia-t-il aux Inrocks en 2000, les pochettes de vinyles et les affiches de concerts étaient vraiment intéressantes. J’adorais le graphisme psyché. Je me souviens des pochettes de Cream, de leurs roues enflammées, qui n’étaient après tout qu’une forme recyclée de l’expressionnisme abstrait. C’est comme cela que j’ai découvert Willem de Kooning et Arshile Gorky. J’ai découvert l’art par sa version populaire.”
Tout l’apport de Mike Kelley à la culture de son temps est déjà là : dans cette manière de confronter le haut et le bas, dans son refus des hiérarchies sociales et culturelles, dans cette volonté même de défier la “hauteur” prise par l’art moderne tout au long du XXe siècle. Sur cette voie, il est donc allé beaucoup plus loin que les artistes du pop art de la génération précédente qui s’en tenaient grosso modo à un retraitement superficiel d’icônes mass media, du type Elvis, Marilyn ou Coca-Cola.
Car Mike Kelley est un monstre de culture, un véritable érudit des cultures populaires qu’il prenait très au sérieux et considérait comme des phénomènes éminemment complexes. Bernard Blistène : “Il était profondément imprégné de toute la culture américaine, mais il connaissait aussi admirablement bien celle des avant-gardes artistiques, il pouvait évoquer le surréalisme européen des années 30, la littérature noire des années 40, la peinture abstraite française d’après-guerre et les peintres du Far West de la fin du XIXe siècle.”
Au fil de multiples entretiens réalisés avec d’autres artistes, on le voit débattre des relations entre le mouvement hippie et l’histoire du syndicalisme américain, des connexions entre minimalisme et psychédélisme, tandis qu’il trouve l’inspiration de ses Garbage Drawings dans la bande dessinée Sad Sack. C’est dans son studio de South Pasadena, où il travaillait à un rythme d’ouvrier, de 9 h à 18 h avec une pause à midi, qu’il collectionnait avec une précision totale tout un ensemble d’images : “Il était comme un archiviste compulsif, classant les images par thèmes de prédilection”, raconte Bernard Blistène. Mike Kelley a ainsi pratiqué un croisement incessant de références d’ordinaire cloisonnées, a procédé à des juxtapositions considérées impensables. S’acharnant par exemple à retracer l’histoire de la couleur “sale” depuis les fonds terreux des toiles de Rembrandt jusqu’à l’abstraction des années 40 : “J’adore la couleur sale, je trouve cet espace érotique”, ajoutait celui qui ne voulait pas pour autant qu’on lui colle l’étiquette de trash, de bad boy ou d’“abject art”. Mais qui fournira un visuel iconique à la pochette de l’album Dirty (“sale” en anglais) de Sonic Youth en 1992 : en gros plan, une tête de poupée rouge mal tricotée. Invité par le groupe de Thurston Moore, Kim Gordon, Steve Shelley et Lee Ranaldo, l’artiste a glissé à l’intérieur de l’album un petit portrait de lui parmi d’autres doudous tout aussi mal fagotés. Agé de 38 ans, il ressemble encore à un adolescent de 15 ans qui porte sur son visage son mal-être et son acné. “Pas de portrait, nous avait-il dit six ans plus tard quand on l’avait rencontré pour la première fois lors de son exposition personnelle au Magasin de Grenoble, je me trouve laid.”
made in California
En 1975, Mike Kelley et Jim Shaw quittent enfin Detroit pour intégrer le California Institute of the Arts (CalArts), situé au nord de Los Angeles, sans doute la plus fameuse école d’art au monde, où est passé l’essentiel de la scène californienne. “Il n’y avait rien dans la zone, sinon des maisons de banlieue qui s’étendent comme des champignons le long des rubans de bitume, témoignera le futur vidéaste Tony Oursler. Et des inadaptés de partout se rassemblaient là pour étudier la musique, le film, la danse et l’art.” Parmi lesquels les artistes John Baldessari, Michael Asher ou Douglas Huebler. “John Cage était en résidence. La piscine était découverte. Alain Robbe-Grillet est venu parler. Et Mike fabriquait d’étranges petites maisons pour oiseaux dans l’atelier bois et métal de la CalArts, le Super Shop.”
Assistant aux orgies de l’Autrichien Hermann Nitsch ou aux “performance classes” de Laurie Anderson, il se livre alors à des expériences musicales, souffle dans des tuyaux en métal pour moquer la “wood music” des hippies californiens, joue des morceaux de batterie sans parole, fonde avec Tony Oursler le groupe des Poetics, met en scène des concerts sans chanteur dédiés à la toxicomanie, au désir sexuel et à l’adolescence perpétuelle. Pratiquant un crossover permanent de rock, d’actions scabreuses, d’objets performés et d’arts visuels, Mike Kelley et ses amis incarnent l’émergence d’une scène punk californienne au milieu des années 70 : “La radicalité est devenue la négativité, théorisera-t-il plus tard. C’est comme ça que le punk a commencé. C’était une esthétique de la négativité pure.”
Si une photo le montre tout jeune homme, étendu en maillot de bain au bord d’une piscine bleutée, Mike Kelley n’avait donc rien d’un “California dude”. Contre une vision trop souvent superficielle de la Côte Ouest, notamment entretenue par le milieu new-yorkais, sa Californie à lui est un bric-à-brac de cultures populaires, de foyers de contre-culture, de métissages sociaux, sans oublier la part de théorie critique alimentée sur les campus des plus prestigieuses universités des Etats-Unis. Au Magasin de Grenoble en 1999, il exposa justement une masse informe de béton, ornée d’objets bouddhistes ou chrétiens complètement kitsch : la réplique d’une fontaine chinoise trouvée dans le quartier de Chinatown de Los Angeles, et qu’il considère comme “la plus belle sculpture publique de la ville”.
Au fond, Mike Kelley se reconnaît dans cette fontaine populaire de L. A. où se reflète l’instabilité des cultures quand elles se frottent les unes aux autres. On touche là aux principes de son oeuvre : rompre avec les conventions formelles et sexuelles, préférer l’informe et l’artisanat aux canons classiques, inciter le spectateur à se défaire de ses jugements établis, refuser l’idée d’une culture stable qui regarderait de haut toutes les autres. Cet attachement à la Côte Ouest se retrouve encore dans sa carrière ultérieure : contrairement à la génération précédente des plasticiens californiens, obligés d’aller à New York pour se faire une place dans le monde de l’art, Mike Kelley est l’artiste qui assumera le plus fortement son statut de provincial : “J’ai déjeuné une fois avec lui à New York, témoigne Yves Aupetitallot, et il m’a dit combien il détestait cette ville et l’arrogance du milieu new-yorkais. Il est le premier artiste à avoir fait toute sa carrière en Californie, sans passer par la case New York. Il a en quelque sorte “déprovincialisé” la Côte Ouest !”
On ne s’étonnera pas non plus de le voir collaborer avec l’artiste Paul McCarthy à des performances trash et douteuses dans des décors de sitcom : les artistes gravitant autour de la CalArts, et Mike Kelley en premier, incarnent l’envers critique et déjanté de l’industrie hollywoodienne de l’entertainment.
la grâce Kelley
En trente ans d’activité, Kelley n’a pas seulement redistribué les cartes culturelles du champ de l’art, il a aussi laissé des oeuvres complexes et formellement impeccables. A l’image de ces petites peluches usées, tranquillement disposées sur ou autour de petits tapis de sol ou plus tard allongées comme sur des tables d’hôpital ou d’école. “Parce qu’elles étaient énigmatiques, on a souvent considéré ces oeuvres comme une évocation de mon enfance !” Comme si tout se ramenait toujours à soi, quand il s’agit plus largement d’incarner une Amérique infantile, régressive et inerte. Ou de montrer comment la société produit en série les images-mémoire de l’enfance. Car derrière bien des pièces de Mike Kelley surgissent les contraintes collectives, le discours social ou historique, voire l’encadrement idéologique des individus.
A côté de ses dessins comiques et irrévérencieux des années 80, de ses peintures-sculptures informes où s’agrègent quantité de menus objets kitsch et ordinaires, de sa grande exposition The Uncanny dont il fut le commissaire et qui explorait les formes les plus troubles de l’art et de la nature, à la recherche de “l’inquiétante étrangeté” développée par Freud, il faut reconnaître que les grandes oeuvres de Mike Kelley sont à regarder comme des complexes. Tel est le cas encore du vaste projet intitulé Day Is Done : soit un corpus d’oeuvres diverses, sculptures, installations et films inspirés par des images d’activités extrascolaires d’étudiants, que l’artiste réimagine en plus déjanté et comique. On la retrouvera dans cette première rétrospective que lui consacre le Centre Pompidou : “L’exposition offrira un parcours chronologique autour de projets ciblés, explique la commissaire Sophie Duplaix, mais dans un espace déstructuré qui ressemble bien à son oeuvre et qui permettra de voir combien celle-ci est diverse.”
Si elle continue d’influencer des générations d’artistes, et même des cinéastes comme Harmony Korine, l’oeuvre de Mike Kelley est pour autant une oeuvre retorse, ouverte, disruptive, disjonctive, tout sauf empathique, tout sauf oecuménique et qui se refuse à plaire : “En fait, j’aime penser que je fais mon art d’abord pour ceux qui ne l’aiment pas.”
Jean-Max Colard
rétrospective Mike Kelley du 2 mai au 5 août au Centre Pompidou, Paris IVe, www.centrepompidou.fr
lire catalogue Mike Kelley (Centre Pompidou, 2013) ; Prières américaines, textes de Kim Gordon, Mike Kelley, John Miller, etc. (Les Presses du réel, 2002) ; Educational Complex Onwards (1995-2008) de Mike Kelley (Les Presses du réel, 2009) ; Interviews, Conversations, and Chit-Chat (1986-2004) de Mike Kelley (Les Presses du réel, 2005)
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