Dans une expérience opulente à la Fondation Prada de Milan, Francesco Vezzoli démontre les influences croisées de la RAI des seventies et de la scène artistique de l’époque.
“La France a eu le Centre Pompidou, mais l’Italie a eu la RAI.” Francesco Vezzoli a le sens de la formule. Avec la gouaille qu’on lui connaît, des lunettes aviateur perchées sur le nez, l’artiste relate la genèse du projet pharaonique qu’il a conçu pour la Fondation Prada à Milan : “J’ai grandi en Italie dans les années 1970. A 5 ans à peine, mes parents ont commencé à m’emmener au Centre Pompidou où j’ai découvert l’arte povera, Joseph Beuys ou l’art conceptuel. Des souvenirs qui se superposent aux après-midis que je passais chez ma grand-mère, qui vivait avec la télévision allumée, et aux émissions que j’ai pu y découvrir.”
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Chez Francesco Vezzoli, sexe, politique, célébrité et religion se mêlent pour composer la trame d’un réel réversible, doublé de strass et de fiction. Ainsi, en 2007, lors de la Biennale de Venise, sa vidéo Democrazy, présentée dans le pavillon italien, plaçait Sharon Stone et Bernard-Henri Lévy dans la peau de deux candidats à la présidentielle des Etats-Unis. Dix ans plus tard, la réalité semble avoir rattrapé la fiction. Lorsque Vezzoli reprend le sujet, c’est en se souvenant de la télévision publique de son enfance où artistes, femmes et libertaires étaient libres d’expérimenter de nouvelles identités – sous le regard médusé d’une nation qui s’éveillait à sa diversité.
Un torrent d’images
La finesse du propos et l’opulence outrancière de l’expérience débordent d’emblée tout préjugé que l’on pourrait avoir sur une exposition d’archives. Entre la Fondation Prada, qui lui ouvre l’intégralité de ses espaces, et les archives de la RAI, Francesco Vezzoli ouvre le dialogue mais donne surtout naissance à un torrent d’images coulant en flots ininterrompus le long de corridors étroits et de salles capitonnées de velours.
Curateur, chef d’orchestre, artiste, on ne saurait dire. Car s’il présente en point d’orgue le film Trilogia della RAI dans le cinéma de la Fondation Prada, Vezzoli a surtout voulu faire revivre “la mémoire collective de toute une génération dont la sensibilité, au même titre que la mienne, a été façonnée par le petit écran”. Fulgurante décennie que les années 1970 en Italie, où la télévision a déjà la force de frappe d’un mass média tout en gardant la liberté de l’atelier ou de l’alcôve.
“Les hommes politiques font campagne sur le terrain et ne se préoccupent de la télévision qu’au moment des élections”
Lorsque le noir et blanc cède la place à la couleur, en 1977, le pays a déjà découvert la puissance fédératrice de rituels et de mythologies nouvelles. S’asseoir ensemble, le samedi soir à 20 heures, pour assister, devant l’émission Milleluci, à la naissance de deux stars ultraglamour, Mina et Raffaella Carrà. Tomber à l’improviste, avant le journal télévisé de ces années sombres et violentes, sur le happening de Fabio Mauri, “Il televisore che piange” (“La télévision qui pleure”). Ou découvrir les “télé-théâtres” de l’artiste Giulio Paolini, commissionnés par la RAI, avant d’enchaîner sur les productions d’Antonioni, Rossellini ou Fellini, qui tous participèrent à l’effervescence.
Dans les années 1970, en France, la télévision est déjà un instrument au service de la fabrication du consentement. Mais en Italie, la classe politique italienne est vieillissante et la dramaturgie du pouvoir n’est pas encore médiatique : “Les hommes politiques font campagne sur le terrain et ne se préoccupent de la télévision qu’au moment des élections, laissant le reste du temps une liberté totale au directeur des programmes”, souligne Vezzoli.
Explosion de couleurs
Résultat, l’expérimental et l’audacieux ont pour public la nation tout entière. “Tous les programmes dont nous montrons des extraits, ont été vus par dix, vingt, trente millions de spectateurs. Lorsque la Cicciolina apparaît seins nus dans l’émission C’era due volte, en 1978, vingt millions d’Italiens sont devant leur poste.” Emotionnelles et violentes, ces années charnière le sont tant et si bien que Vezzoli ressent le besoin d’ouvrir le dialogue à un regard neutre extérieur.
Ce sera le studio graphique français M/M (Paris), composé de Michael Amzalag et Mathias Augustyniak, qui se chargera d’apporter à TV 70… une identité visuelle, mais aussi de lui imprimer une temporalité spécifique. “Nous avons voulu faire vivre le bâtiment au temps de la télévision plutôt que de la projeter. Des stores se lèvent, des projections s’enclenchent au mur puis disparaissent pour révéler les œuvres”, détaille Michael Amzalag.
Après une première partie dévolue à la présence de l’artiste à la télévision, puis un long couloir où résonne le fracas des années de plomb, le visiteur débouche sur un hall monumental : explosion de couleurs, clameurs de la rue, théâtralité outrancière. Exposition dans l’exposition, on y découvre la première monographie institutionnelle de Carla Accardi. Pour Vezzoli, il s’agit de l’une des plus grandes artistes de cette période.
La patriarchie catholique tremble
“L’engagement politique d’Accardi est notoire. Et pourtant, son art n’en porte pas la trace. Au contraire, elle vient rivaliser avec de grands artistes mâles de la même période comme Buren. En cela, cette salle marque un point de bascule où l’on passe de luttes politiques à des luttes identitaires”, analyse-t-il.
Car les œuvres sont immergées dans un environnement où des captations des luttes féministes de l’époque sont projetées du sol au plafond. Retransmises à la télévision, les manifestations pour l’avortement ou pour le divorce font prendre conscience de l’existence des femmes comme une masse unie, sortant du foyer pour descendre dans la rue.
Mais si la révolte gronde, si les remparts de la patriarchie catholique se mettent à trembler, c’est que le regard sur la femme avait en réalité déjà changé dans l’imaginaire collectif. Et ce, à travers des émissions de divertissement redoutablement efficaces dont les charmantes figures de proue se nommaient Rafaella Carrà ou Ilona Staller (alias la Cicciolina).
TV 70: Francesco Vezzoli guarda la RAI jusqu’au 24 septembre, Fondation Prada, Milan
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