L’artiste Philippe Ramette expose ses sculptures et photographies métaphysiques au cœur d’un centre commercial, Polygone Riviera. Une présence pour le moins étrange dans un lieu décalé, ouvert aux œuvres d’artistes contemporains.
Propre au « stade Dubaï du capitalisme », selon l’expression de l’anthropologue américain Mike Davis décrivant la généralisation du loisir touristique et de la jouissance commerciale, l’espace du “shopping mall“ nous est tous familier, puisque nous y déambulons sans cesse. Soit pour se livrer à notre obsessionnelle relation commerciale au monde (consommer), soit parfois, pour les plus désœuvrés d’entre nous, y traîner. Pour passer le temps, faute d’autre chose à faire ou à explorer. C’est en quoi, plutôt qu’un “non-lieu“, le centre commercial répond au modèle de “l’hyper-lieu” récemment théorisé par le sociologue Michel Lussault.
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Hyper-spatialité, intensité du regroupement humain, lieu d’expériences partagées… : on retrouve dans le shopping mall certains des critères, certes fragiles dans leur appréhension précise, permettant d’en définir le cadre général.
Drôle d’endroit pour une rencontre
A Cagnes-sur-Mer, ville où vécut le peintre Auguste Renoir, le centre commercial Polygone-Riviera reconfigure encore plus radicalement ce concept d’hyper-lieu en élargissant ses frontières marchandes au champ des arts plastiques. Un centre de shopping : drôle d’endroit pour une rencontre avec des artistes. C’est pourtant le pari du lieu, piloté par le directeur artistique Jérôme Sans (ancien co-directeur du Palais de Tokyo), d’affirmer le centre commercial comme “un lieu de culture inscrivant l’art contemporain au cœur de ses espaces“.
Entre la Fnac, Body Shop, Uniqlo, H&M, Zara, Aubade, Etam, Jeff de Bruges, Desigual ou Mango, des œuvres de plasticiens s’immiscent discrètement, comme si à la finalité de l’achat compulsif se superposait l’inutilité salutaire de la contemplation esthétique. Une élévation de l’âme, au-dessus des préoccupations matérielles, un pas de côté au cœur d’un déplacement soumis à la marchandisation du monde.
Jérôme Sans défend depuis longtemps cette volonté d’exposer l’art contemporain là où on ne l’attend pas, là même où tout s’oppose à lui, par-delà les musées, centres d’art et galeries, au cœur de l’espace public, fût-il le plus impur comme ce centre de shopping à ciel ouvert.
Le programme “format paysage“ de Jérôme Sans
Avec ce programme “format paysage“, Jérôme Sans expose des œuvres d’artistes comme Daniel Buren, Ben, César, Jean-Michel Othoniel, Wang Du ou encore les très belles pièces de Pascale Marthine Tayou et de Céleste Boursier-Mougenot… Certaines des œuvres commandées sont devenues pérennes, d’autres ne resteront qu’un certain temps.
Depuis deux semaines, Jérôme Sans élargit cet espace d’hybridation en exposant certaines des pièces les plus connues de l’artiste Philippe Ramette. Jusqu’au 7 octobre, cette exposition à ciel ouvert, Eloge de la déambulation, rassemble le travail du sculpteur et photographe déployé depuis une vingtaine d’années, en le donnant à voir sous un autre jour, curieux, décalé, inédit, bizarre.
Jouer avec la rationalité du monde
Devant les plus grandes enseignes commerciales, sous le soleil plombant du Midi, dans un environnement urbain artificiel, où les logos sont rois et les caddies pleins, la présence de l’artiste joue des effets de contraste entre l’absurdité apparente de son imaginaire et la matérialité froide de l’environnement. A l’image de l’une de ses plus pièces les plus cinglantes, L’Hésitation métaphysique (incitation à la dérive) : une “sculpture à réflexion“ en forme de panneaux indicateurs blancs immaculés qui partent dans tous les sens.
Une manière de troubler le regardeur, perturbé par la dialectique entre une demande de sens et l’impossibilité de la satisfaire. Pour Ramette, intéressé depuis longtemps par la psycho-géographie debordienne et le motif de la dérive, “présenter cette œuvre dans un lieu comme Polygone Riviera revêt un sens particulièrement fort au sein de ces espaces qui réunissent autant de fonctionnalités, dans lesquels nous nous rendons avec des intentions précises d’achat.”
Ce frottement et ce décalage entre l’œuvre et le cadre spatial se déploient durant tout le parcours dans le centre commercial. Du Plongeoir, hissé au sommet d’un mât inaccessible de 9 mètres, au Point de vue, composé d’une assise et d’un dossier en bois posés au sommet d’un mât de 9 mètres de hauteur, de son Exploration rationnelle des fonds sous-marins, série de photographies où l’artiste en costume se livre à des activités quotidiennes dans un milieu aquatique, à sa Métaphore photographique, où l’artiste s’accroche à un panneau à l’horizontale au-dessus de l’eau, en forme de défi à la loi de la gravité, Philippe Ramette joue, de manière obsessionnelle, avec les règles de la perception et de la rationalité du monde.
Comme s’il s’amusait à interroger la possible tentative de faire basculer le monde, de renverser l’ordre des choses. Des choses, dont Georges Perec prophétisait dès 1965 dans un roman éponyme l’avènement absolu dans nos vies quotidiennes.
La vie terrestre ne semble intéresser Philippe Ramette que sous condition d’un réexamen possible de ses lois éternelles. Ce qu’il met en scène, ce n’est pas la victoire de l’irrationnel, de l’absurde, de la magie, ou de l’illusion pure ; c’est la possibilité de concevoir encore l’hypothèse de leur contamination dans nos vies, de les représenter, comme si l’inconscient, les rêves et la poésie s’incarnaient dans des objets et des images. “Etendre les possibilités physiques répond pour moi à une intention consciente d’imaginer effleurer ce qui nous paraît impossible“, s’explique l’artiste.
Sous l’eau, à sa surface, au-dessus du sol, dans tous les espaces qu’il explore, Philippe Ramette questionne en creux le rapport solitaire des êtres au monde. “Il y a une forme de métaphore générale dans mon travail : celle d’une pensée métaphysique de l’homme, solitaire, face au monde“, reconnaît-il, en confiant au passage son admiration pour l’œuvre du romantique allemand Caspar David Friedrich. D’une certaine manière, cette solitude romantique face à l’immensité d’un monde qui attire et isole à la fois, se joue dans l’expérience du visiteur-consommateur de Polygone Riviera.
Comme Ramette aime contempler le monde, pour en révéler l’impensé et la logique gravitationnelle renversée, on comprend mieux pourquoi il n’est pas mal à l’aise avec l’idée d’exposer ses œuvres dans un lieu célébrant l’inverse de ce qu’il met en scène : des objets sûrs d’eux, appartenant à un monde matériel qui ne doute jamais de lui. La part de jeu et d’exploration d’un autre point de vue sur le monde faisant partie de sa démarche, on imagine que l’enjeu de déplacer la contemplation de l’art vers un espace qui s’en moque habituellement l’intéresse ici.
Comme une manière, moins provocatrice qu’innovatrice, de renouveler les conventions du regard. De déborder les frontières autorisées des lieux consacrés à la contemplation de l’art. Acquérir un nouveau point de vue sur le monde, motif répété de ses sculptures et images, c’est aussi assumer le risque de subvertir le geste du consommateur en le confrontant, sur le lieu de ses vices, aux vertus de l’art, inutile et nécessaire.
Jean-Marie Durand
Philippe Ramette, Eloge de la déambulation, Polygone Riviera, Cagnes-sur-Mer, jusqu’au 7 octobre,
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