L’artiste Marina Abramović vient de publier ses Mémoires “Traverser les murs”. La superstar de l’art contemporain revient sur quelques moments clefs d’une existence extravagante et radicale, à la mesure de son œuvre.
Interviewer Marina Abramović à distance est une expérience insolite. Elle est à New York, on est à Paris, on se rencontre sur Skype. Petit problème technique pour commencer : la caméra de son ordinateur ne fonctionne pas. Comme on a un timing ultraserré, on se lance sans caméra. La papesse du performance art nous interrompt au bout de quelques minutes, demande à son assistante son iPad – “je pense que c’est très important de se voir les yeux dans les yeux”. Son visage apparaît enfin à l’écran et on comprend ce qu’elle veut dire.
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Ses yeux plantés dans les vôtres, ce regard intense et pénétrant. Un regard à déplacer des foules : en 2010, plus de 750.000 personnes avaient prises d’assaut le MoMA de New-York (Museum of Modern Art) pour avoir une chance de participer à sa performance The Artist Is Present. L’artiste invitait ces inconnus à s’asseoir devant elle, l’un après l’autre, aussi longtemps qu’ils le souhaitaient. “Ce que j’ai observé, immédiatement, se souvient-elle dans ses mémoires, c’est que les gens assis en face de moi éprouvaient une vive émotion. Dès le début, ils étaient en larmes – moi aussi. Etais-je un miroir ? J’avais l’impression que c’était plus que cela. Je voyais et je sentais la douleur des gens“.
Pour ses fans (qui incluent notamment Lady Gaga et Jay Z), Abramović est une sorte de chamane. Elle connaîtrait une vérité cachée, que ses performances insensées (se flageller jusqu’à en perdre conscience, congeler son corps sur des blocs de glace ou encore rester assise pendant des mois dans une galerie d’art sans faire le moindre mouvement) auraient pour but de révéler. Là, malgré la distance et bien qu’on ne soit pas trop branché ésotérisme, on ne peut s’empêcher de ressentir quelque chose, un léger malaise, l’impression bizarre d’être mis à nu. D’autant plus qu’Abramović propose d’emblée d’inverser les rôles, interviewer l’intervieweur.
Traverser les murs, indique donc son livre. Dépasser les limites. La femme d’origine serbe eut une vie exceptionnelle, passionnante, admirablement racontée dans ces Mémoires. Une enfance marquée de sévices quotidiens, sa mère et sa tante la rouant de coups “jusqu’à ce que j’aie des bleus, pour un oui ou pour un non“. Les interdits innombrables d’un pays qui bascule dans la dictature, la Yougoslavie de Tito. Et puis cette conviction dès ses 6 ans qu’il existe un monde parallèle, invisible, que sa vie consistera à l’exploser.
L’artiste raconte tout sur 450 pages, sans pudeur ni retenue. Il y a cet épisode de son adolescence où elle tente de se casser le nez pour ressembler à Brigitte Bardot, en se fracassant la tête contre un lit. Son petit boulot de facteur qui tourna court, “parce que je décidais de ne distribuer que les enveloppes portant des adresses joliment écrites à la main et de jeter tout le reste – surtout les factures“.
Son refus de procréer, ses trois avortements. Il y a aussi ses multiples collaborations avec Ulay, alter ego dans l’art comme dans la vie (il fut son compagnon), leurs expériences limites, dans une tribu aborigène ou à longer la Grande Muraille de Chine, parti chacun de son côté pour se retrouver au milieu, au bout de 90 jours. Ces pages regorgent d’aventures plus étonnantes les unes que les autres. Elles racontent la genèse d’une œuvre unique et puissante, bien que parfois décriée. Tout un pan de l’histoire de l’art peu documenté jusqu’ici, ce body art dont Abramović est devenue aujourd’hui l’incarnation. Une véritable légende vivante.
Pourquoi publier ce livre de Mémoires aujourd’hui ?
Marina Abramović – C’était important pour moi de regarder en arrière. Afin de me libérer du passé il me fallait le voir en face, avec sagesse. Mais je n’aurais pas pu écrire ce livre il y a 10 ou 15 ans ; j’étais trop furieuse, trop émotive. Et puis je ne comprenais pas le tableau d’ensemble, pourquoi les choses adviennent de telle ou telle façon. Ma vie fut comme un film. Parfois, c’était trop, même pour moi. Je viens non pas du tiers monde mais du… sixième monde, l’ex-Yougoslavie, un pays qui n’existe même plus, où du temps du communisme tout était interdit, impossible. Si j’ai pu y arriver, si j’ai pu faire tout cela dans ma vie, peut-être que d’autres peuvent y arriver. Voici ma motivation : être une source d’inspiration pour tout un chacun.
Pourquoi cette dédicace, “à mes amis et mes ennemis“?
Beaucoup d’amis sont devenus des ennemis pour des raisons idiotes, comme la jalousie. Et beaucoup d’ennemis qui me méprisèrent longtemps en tant qu’artiste en sont venus à me comprendre. Malgré leurs commentaires critiques, ils sont parfois devenus des amis. Les rôles changent. Il y a une dernière catégorie, à laquelle j’aurais aimée dédicacer ce livre : les inconnus. Mon prochain livre sera pour les inconnus.
Traverser les murs, que signifie ce titre ?
Dans mon enfance et ma jeunesse, tout était interdit ou impossible. Sous le communisme vous pouviez vous retrouver en prison 4 à 6 ans pour une blague à caractère politique. Pourtant, dès que quelqu’un me dit “non”, c’est le début de quelque chose. Je n’accepte tout simplement pas le non. Tous ces non sont donc devenus des murs virtuels, que j’ai taché de traverser. C’est un titre qui évoque un rituel, mais il a aussi une dimension métaphorique. Quand vous vous trouvez face à un obstacle, confrontez-le. Ne vous plantez pas en face pour ensuite rebrousser chemin. Quel que soit le prix à payer. Tout mon travail vient de là. Je suis comme une guerrière : quoi qu’il advienne, j’y vais.
Votre relation à votre mère fut toujours compliquée. Etes-vous devenue une artiste pour vous confronter en quelque sorte à elle ?
Pire est votre enfance, meilleur artiste vous deviendrez. Toute cette douleur peut être une source incroyable d’inspiration. J’ai dû me confronter à ma mère de bien des façons. Quand elle mourut, je suis tombée sur son journal intime, dont je n’avais aucune idée de l’existence. J’étais bouleversée : je découvrais une tout autre femme, terriblement seule et triste bien qu’elle tenait à mon égard ce rôle de mère au cœur de pierre, comme elle pensait que l’exigeait l’éthique du communisme (elle tousse à ces mots, s’excuse, reprend une gorgée de thé). Ma mère a fait de moi cette guerrière que je suis devenue, qui va de l’avant.
Il y a une scène dans votre enfance où vous décidez de vous suicider. Vous vous coupez les veines, et vous mettez un disque de Mozart. C’est comme si vous aviez performé votre mort, comme si toute votre vie était, en fait, une sorte de performance ?
Vous vous souvenez de l’épisode de mon grand nez, de ma chute volontaire et de Brigitte Bardot ? Bardot a mal tourné et je suis contente de ne pas lui ressembler, mais c’est un bon exemple. Depuis que je suis tout petite, je me demande : à quoi sert la vie ? Pourquoi suis-je sur terre ? J’ai toujours voulu accomplir quelque chose. J’ai aussi toujours su que je ne voudrais pas être mère. Ce que je voulais, c’est être libre. J’étais sans arrêt dans mon monde imaginaire, je ne jouais pas à la poupée, mais avec des ombres imaginaires, des êtres invisibles. Ma vie n’a été qu’expériences. Tout, tout le temps, j’y vais toujours à fond. Je vis à New York, une société surmédicalisée. Les gens ici ont peur de leurs émotions, s’ils ressentent trop d’émotions, ils courent s’acheter des antidépresseurs, des somnifères. Quand je suis arrivée, j’ai créé un petit ouragan dans ce monde de l’art new-yorkais, parce que je n’ai pas peur de mes émotions. C’est fondamental, d’être en vie à chaque instant de l’existence. Au fond c’est vrai : ma vie ressemble un peu à une performance.
Dans le livre, vous évoquez cette énergie que vous pouvez déceler dans les gens…
Ici Abramović nous coupe, appelle son assistante “Tu peux me trouver mon iPad ? Il est dans la chambre, près du lit.” Je pense que c’est très important de pouvoir se voir, les yeux dans les yeux. Ah, enfin, on y est. D’ailleurs je construis mon propre avatar. J’ai déjà un prototype, et j’en fais construire un second. Je suis fasciné par la réalité augmentée : vous pouvez mettre ces casques et voir la vie telle qu’elle est vraiment. Avec la réalité virtuelle, le cerveau croit en ce qu’il voit, c’est inouï. Quand vous regardez un film en deux dimensions, vous savez que ce n’est pas vrai. Or là, le cerveau est vraiment affecté. Ce qui m’intéresse également, avec la réalité virtuelle, c’est que vous pouvez faire des choses que votre corps ne peut pas faire. Dans la réalité vous ne pouvez pas léviter ou vous allonger à trente mètres du sol, sur un cube de glace. Mais votre avatar peut faire ce genre de choses. Je vais créer donc plusieurs “moi“, à différents âges – jeune, vieux, plusieurs Marina, et elles pourront courir de ci de là dans le monde. Vous en croiserez une bientôt (rires).
Propos recueillis par Yann Perreau
Marina Abramović, Traverser les murs,Mémoires, Fayard, 464 pages, 24,90 euros. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Odile Demange
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