Dans la mise en scène d’Aurélia Guillet, “Les Irresponsables” d’Hermann Broch résonne avec les dérives dictatoriales responsables de la guerre en Ukraine.
S’agissant de rendre compte d’une nouvelle adaptation pour la scène des Irresponsables d’Hermann Broch (1886-1951), on se doit en préambule d’évoquer avec émotion la mise en scène de Klaus Michael Grüber, créée en 1986 et recentrée sur Le Récit de la servante Zerline, l’un des chapitres de l’œuvre. Un monologue incarné par Jeanne Moreau, inoubliable dans le rôle-titre.
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Auscultant les sentiments d’une poignée d’êtres confrontés à l’emprise grandissante de la montée du nazisme, Hermann Broch n’aborde jamais frontalement la question du politique, il lui préfère l’exploration des coulisses, d’un intime où il scrute les perversions de ses protagonistes enfermés dans un ego qui les empêche d’aimer, conséquence de leur asservissement inconscient à une idéologie mortifère. Ce témoignage sur la chape de plomb qui pèse sur les esprits dans l’Allemagne pré-hitlérienne se déploie en trois étapes ; Voix 1913, Voix 1923 et en forme de point de non-retour, Voix 1933 actant de l’arrivée d’Adolf Hitler au pouvoir.
Aurélia Gillet choisit d’embrasser l’œuvre à travers divers médias en mixant le théâtre à un travail graphique sur des documents d’archives et en ayant recours à des parties filmées en vidéo. Une manière pour elle de s’accorder aux multiples perspectives offertes par un recueil de textes où l’auteur mêle la poésie, l’essai, le conte et la narration romanesque pour étayer sa démonstration. “Je voulais ajouter au récit de la servante d’autres éléments du roman précise Aurélia Guillet, pour mieux faire entendre l’arrière-fond historique, comme une métaphore de la frontière entre l’humain et l’inhumain.“
De la scène à l’écran
Tel le ver dans le fruit, Zerline (magnifique Marie Piemontese) mène secrètement son monde au chaos. En se confiant, elle soulage sa conscience auprès d’Andréas (Pierric Plathier), le locataire d’une chambre de la maison bourgeoise où elle est employée. Ayant eu une liaison avec l’amant de sa baronne de patronne, elle avoue avoir contribué à la condamnation du séducteur en le faisant accuser par jalousie du meurtre d’une autre de ses maîtresses. On passe de la scène à l’écran avec un conte filmé, La Ballade de l’éleveur d’abeilles, où la tentative d’un homme (Miglen Mirtchev) de trouver le bonheur va bientôt être brisée dans l’œuf avec le meurtre de sa fille (Judith Morisseau). La suite de l’intrigue se referme au plateau sur l’évocation des rapports sadomasochistes entre Hildegarde (Adeline Guillot), la fille de la Baronne gagnée aux thèses nazies, et le locataire succombant à l’érotisme de son rapport à la violence. Abordant dans un style très cru la description de ce monde où la turpitude sexuelle devient normalité, Hermann Broch suit la piste des plaisirs dévoyés pour dénoncer les errements de ces âmes noircies par les thèses fascistes.
Hier et aujourd’hui
À l’heure où un dictateur menace l’équilibre de la planète en déclarant une guerre sans merci aux portes de l’Europe, on ne peut que rapprocher Hitler et Poutine. Le message d’alerte lancé par l’auteur transforme alors chacun·e de nous en un irresponsable n’ayant rien vu venir. Dans un poème extrait de Voix 1933, Hermann Broch ne pouvait pourtant être plus explicite : “Ne vante plus les mérites de la mort, ne vante pas la mort qu’un homme inflige à l’autre ; ne vante pas l’indécent. Aie plutôt le courage de dire merde quand – à cause de prétendues convictions – un homme pousse au meurtre de ses semblables.”
Les Irresponsables de Hermann Broch, traduction Irène Bonnaud, mise en scène, scénographie, lumière, Aurélia Guillet. Avec Adeline Guillot, Marie Piemontese, Pierric Plathier et à l’image, Miglen Mirtchev, Judith Morisseau et Manel Morisseau-Coulloc’h. Jusqu’au 19 mars, Théâtre National Populaire, Villeurbanne.
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