Le durcissement du mouvement des intermittents fait craindre une nouvelle fois une annulation des festivals de l’été. Les réactions se multiplient, parfois contradictoires, comme le montrent les déclarations du metteur en scène Rodrigo Garcia et la réponse du comédien Franck Ferrara, que nous publions ci-dessous.
Le mouvement des intermittents, engagés dans un bras de fer avec le gouvernement qui vient de nommer un médiateur, le député PS Jean-Patrick Gilles, pour tenter de calmer le jeu à l’approche des festivals d’été, le spectre des annulations de 2003 faisant craindre un remake annoncé, ne cesse pourtant de s’étendre.
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Il ne touche plus seulement les théâtres et les festivals (après le Printemps des comédiens à Montpellier, le festival de musiques du monde de Toulouse, Rio Loco, et le festival de Théâtre d’Anjou ont annulé leurs soirées d’ouverture), les experts de la Direction régionale des affaires culturelles d’Ile-de-France ayant annoncé qu’ils ne siègeront pas à la commission du 10 au 12 juin pour donner leurs avis artistiques et ont adressé une lettre ouverte au président de la République, au Premier ministre, au ministre du Travail et au ministre de la Culture dans laquelle ils déclarent : “En raison de la menace qui pèse sur la création artistique et les emplois culturels, nous demandons que l’accord Unecic signé par des partenaires sociaux le 22 mars dernier ne soit pas agréé. Nous nous joignons au mouvement de mobilisation déclenché par les intermittents et les précaires et nous demandons la réouverture des négociations sur la base des propositions du comité de suivi.”
De son côté, Olivier Py estime qu’Avignon sera “probablement annulé” si la convention réformant le régime d’indemnisation chômage des intermittents est agréée par le gouvernement. Quant au Medef, il a prévenu le gouvernement qu’il quitterait l’Unedic s’il cède à la pression, rapporte Les Echos : “A ce stade, François Rebsamen répète qu’il exclut de ne pas agréer l’accord Unédic, signé fin mars par le patronat et trois syndicats (CFDT, FO, CFTC) mais contesté devant la justice par la CGT.”
La semaine dernière, Rodrigo Garcia, auteur, metteur en scène et directeur du théâtre des 13 Vents de Montpellier, publiait une lettre suite à l’annulation de son spectacle au Printemps des Comédiens. Une très belle lettre, à la fois de soutien aux intermittents et de tristesse, aussi, face à l’annulation de son spectacle. Frank Ferrarra, un acteur intermittent du spectacle lui a répondu par un courrier également fort et argumenté. Nous les publions toutes deux. A lire et à méditer…
Rodrigo Garcia : “Les intermittents défendent leurs droits avec égoïsme… et pourtant je suis avec eux”
Lettre de Rodrigo García aux acteurs, aux techniciens et à toute l’équipe (16 personnes) qui participent à la pièce de Golgota Picnic
Chers amis,
Comme vous pouvez le voir, ce mail a été écrit à 3 heures du matin le 5 juin, et pas parce que j’ai fait la fête ; simplement je n’arrive pas à dormir. Les représentations de Golgota Picnic ont été annulées. Cela ressemble à ce que certains d’entre nous ont vécu en 2003, lorsque nous avions des représentations prévues à Avignon et que nous sommes restés chez nous parce que le festival avait été annulé par le boycott des intermittents du spectacle qui revendiquaient leurs droits.
Aujourd’hui, onze ans plus tard, la même chose se produit. Les intermittents mènent un combat légitime contre l’Etat français et préparent des grèves pour empêcher que l’on touche à leurs droits. Ils commencent à boycotter le premier festival de printemps-été du sud de la France : Le Printemps des comédiens, et si les choses ne s’arrangent pas ils continueront certainement avec le festival Montpellier Danse et finiront peut-être par empêcher celui d’Avignon, comme en 2003, à moins que le gouvernement ne cède et négocie.
Moi, au nom du CDN, j’ai laissé il y a quelque temps la grande salle du théâtre aux intermittents pour la première assemblée générale.
Moi, au nom du CDN, j’ai signé il y a deux jours une lettre de soutien aux intermittents adressée au Premier ministre Emmanuel Valls.
Moi, ce matin, j’avais une réunion à la DRAC avec 18 autres directeurs qui font partie comme moi de ce qui s’appelle le Comité d’experts : nous nous réunissons pour débattre des compagnies régionales qui obtiendront des conventionnements et des subventions. Nous avons décidé ce matin de ne pas faire notre travail et de rejoindre la grève et nous avons rédigé une lettre en faveur des intermittents.
Moi, cet après-midi, j’ai décidé que nous annulions Golgota Picnic en geste de soutien aux droits des travailleurs français que l’on appelle les intermittents du spectacle. Lorsque j’explique, entre autres, que l’un des comédiens de notre compagnie (Gonzalo Cunill) a renoncé à un travail de plusieurs semaines en Espagne juste pour faire trois représentations de Golgota Picnic à Montpellier, ça n’intéresse personne.
Tout le monde se fout de savoir que d’autres pâtissent économiquement de tout ça. Qu’ils aillent se faire foutre, les artistes et techniciens espagnols, italiens et portugais de notre équipe, eux qui ne reçoivent aucune aide de l’Etat quand ils ne travaillent pas parce qu’ils ne travaillent pas en France, en Belgique ou en Suisse.Tout le monde se fiche de savoir qu’à cause de cette annulation, toute l’équipe de Golgota Picnic perd l’opportunité de faire un autre travail et de toucher un salaire pour vivre avec leurs familles, tout le monde se fiche qu’il s’agisse de pays en crise où il n’y a pas de travail.
Les intermittents français défendent leurs droits avec un égoïsme prononcé et ne se préoccupent pas de ce qui se passe autour d’eux. C’est digne d’une étude anthropologique ; parfois tout a l’air tellement primitif, comme dans Tristes tropiques de C. Lévi-Strauss. Il faut aussi dire que l’assemblée de cet après-midi a connu ses moments stalinistes, qui m’ont paru sombres et pathétiques. Et pourtant, je suis avec eux. Nous les soutenons. Et plus encore : personne ne se soucie du plus grand perdant : le public, les citoyens, leurs voisins, les professeurs de leurs enfants ou les médecins qui les soignent, c’est-à-dire le public qui, quand il cesse d’être professeur ou médecin, va au théâtre. Qu’ils aillent se faire foutre. Cet été ils resteront à la maison à jouer au solitaire ou ils iront se balader à Odysseum, parce qu’il n’y aura ni opéra, ni théâtre ni danse.
Le débat sociologique et philosophique sur ce sujet serait interminable et je ne veux pas commencer à en discuter dans ce mail que j’écris seulement pour vous communiquer la mauvaise nouvelle de l’annulation. En tant que directeur d’une institution, j’ai pris parti pour l’un des deux camps, celui des intermittents du spectacle, qui ont été trahis par le Parti socialiste. Hollande n’a pas tenu ses promesses. La ministre de la Culture refile la patate chaude au ministre du Travail qui refuse de faire marche arrière.
En prenant cette décision, je me sens sur le plan personnel comme une vraie merde, parce que nous ne pouvons pas faire notre pièce en juin comme c’était prévu (nous avions reçu tellement de demandes de places que nous avions ajouté une troisième représentation) et que vous, comme moi, nous retrouvons privés d’un premier contact artistique avec la ville de Montpellier.
Je suppose que ma décision d’annuler la pièce et de me situer du côté des intermittents ne plaira pas beaucoup au ministère du Travail. Je suppose que cette lettre, que nous avons décidé de rendre publique, ne plaira pas beaucoup aux intermittents du spectacle. Très bien : je me prendrai des claques des deux côtés. Au moins je dis ce que j’ai à dire. Je crois indispensable de dire que les gens qui – et c’est leur droit – foutent en l’air un festival doivent prendre conscience des “dommages collatéraux”, car il y en a, et pas des moindres. Pas la peine de dire que les trois cents personnes qui étaient à l’assemblée cet après-midi m’ont applaudi lorsque j’ai annoncé qu’on ne ferait pas Golgota. Je me suis senti et je me sens comme une merde.
Parce que j’aime mon travail. Je vous envoie un lien d’une vidéo où Nicolas Bouchaud, compagnon de plusieurs de nos pièces, qui parle à ce sujet, pendant la remise des prix Molière : Je vous recontacte très vite pour savoir s’il est possible de présenter Golgota Picnic plus tard. On verra. Parce que cette annulation affecte, et beaucoup, l’économie précaire de notre petit CDN qui a l’ambition de grandir et de se moderniser.
Rodrigo Garcia
Franck Ferrara : “Rodrigo, Viens nous parler… au lieu de nous foutre dans la merde”
Franck Ferrara, comédien, scénographe, metteur en scène, pédagogue, vacataire, enseignant, intermittent du spectacle et chômeur.
Salut Rodrigo,
Je te connais, je connais ton travail, je t’admire pour ce que tu fais et ce que tu défends dans cet art qui est aussi le nôtre. Je te prie de vraiment croire à mon amitié et ma sincérité à ton égard. Pour ma part, tu ne me connais pas et tu ne peux pas m’admirer mais on s’en fout. Par contre quand j’ai lu ta lettre, je me suis senti heureux que tu te sentes comme une merde, car ça veut dire que tu ressens un peu ce que je ressens depuis dix ans de lutte.
Car moi aussi je me sens comme une merde. Comme une merde, quand je dois accepter de faire de la figuration pourrie à deux heures de voiture de chez moi, l’essence non payée pour glaner quelques heures de plus. Comme une merde, quand je fais des sourires pour espérer trouver un rôle que je ne trouve pas car c’est toujours trop tard. Comme une merde, quand je fais des ateliers à des gosses qui s’emmerdent et qui considèrent le théâtre comme une bonne raison pour faire péter les cours, même si je sais que j’ai commencé le théâtre comme eux. Comme une merde, quand je suis à découvert au dixième jour du mois. Comme une merde, quand ma famille me demande pourquoi je ne suis pas encore une star, pourquoi je ne passe pas à la télévision, pourquoi je ne fais pas du cinéma. Comme une merde, lorsque je leur réponds que je ne veux pas devenir un commercial de moi-même et qu’ils se foutent de ma gueule en me disant qu’aujourd’hui tout le monde fait ça. Comme une merde, lorsque les spectacles que nous montons avec mes camarades ne tournent pas, parce que c’est pas assez ça ou c’est trop ceci. Comme une merde, quand j’appelle dix fois un directeur pour qu’il accepte de lire mon pauvre dossier pourri, comme une merde, lorsque je comprends qu’il n’en à rien à foutre de mon travail et qu’il se prend pour mon père. Comme une merde, lorsque je comprend que ce même directeur est pris à la gorge et que ses subventions se voient coupées d’année en année. Comme une merde, lorsque j’applaudis à la grève les larmes aux yeux mais que je sais pertinemment que ce sera le seul moyen de faire avancer les choses car dans ce pays, aujourd’hui, il n’y a que les rapports de force débiles qui font bouger les choses. Comme une merde, quand j’ai lu ta lettre et que je me suis dis : il a raison, qu’est-ce qu’on est en train de faire ? Comme une merde, devant tout les gens qui auront lu ta lettre et qui me diront : “Tu n’as pas honte, espèce de feignasse, d’empêcher les braves gens d’aller se distraire au théâtre !” Comme une merde mec !. Une petite merde dont tout le monde se fout… que je joue, que je ne joue pas… que je sois artiste ou pas, intermittent ou pas… et moi le premier car je sais ce que j’ai à faire pour ma gueule.
Mais Rodrigo, ce qu’on fait aujourd’hui, ce qu’on essaie de faire, c’est pour toi, c’est pour tes potes qui reviendrons jouer la prochaine fois dans ton théâtre ou ailleurs, c’est pour tous ceux qui peuvent dire qu’artiste, technicien, ou une autre activité dans l’Art, c’est un métier, pas un passe-temps, UN PUTAIN DE MÉTIER, qu’on peut poser sur la table devant sa belle-mère pour qu’elle ferme sa gueule, devant tout ceux qui croient que le théâtre c’est les vacances, ou simplement écrire “intermittent du spectacle” sur n’importe quel document qui te demande ton métier, au lieu d’écrire “chômeur” car c’est encore ce que l’on est officiellement je te le rappelle. Bref je vais arrêter là…
La prochaine fois que tu veux nous dire quelque chose, viens nous parler au lieu d’envoyer ta lettre et nous foutre dans la merde, nos AG sont bordéliques mais au moins on s’exprime, si tu fais mieux, si tu sais mieux, viens nous expliquer ta méthode.
Nous ça fait dix ans qu’on suit le dossier, qu’on est là, qu’on lâche rien, parce qu’on sait que nos propositions sont justes, parce qu’on sait de quoi on parle, parce qu’on sait ce que c’est que d’annuler un spectacle, ANNULER UN SPECTACLE ! Comme faire péter son usine, ou s’immoler par le feu, ou foutre en l’air plusieurs mois de travail. C’est archaïque et débile ? Mais c’est la seule façon de contrer une politique archaïque et débile, c’est la seule chose qui nous reste après TOUTES NOS TENTATIVES de dialogues, de rencontres, de propositions.
La seule action qui nous reste, le “Théâtre”, pour se faire entendre… et sans nous, il n’y en aura plus de théâtre… Plus de théâtre libre, indépendant, engagé ou bordélique comme nos AG ou ton théâtre aussi… Le théâtre pour se faire entendre, pour nous battre, pour essayer d’améliorer ce pays qui part en sucette, pour faire entendre les voix des chômeurs, des précaires, des intérimaires… Je ne t’en veux pas, Rodrigo mais la prochaine fois, réfléchis un peu avant d’écrire des lettres à 3 heures du matin, ma belle-mère les lit… Tu sais où nous trouver, Rodrigo, à bientôt.
Franck Ferrara
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