Durant la représentation de “Tristesses” d’Anne-Cécile Vandalem le 25 mai au Théâtre de l’Odéon, des comédiens ont interrompu le spectacle pour jouer une pièce dans la pièce. Geste politique et esthétique, réaction à la commémoration de Mai 68 au Théâtre de l’Odéon le 7 mai dernier, les “intermittent.e.s du désordre” nous expliquent leur démarche.
Tristesses d ’Anne-Cécile Vandalem, une pièce sur la montée du populisme sur une petite île danoise, a commencé depuis maintenant plus de trente minutes, ce vendredi 25 mai, quand un jeune homme se lève soudainement de son rang. Une quinzaine de jeunes gens l’imite, dispersée un peu partout dans la salle du Théâtre de l’Odéon. Retentit alors une chanson, dans une pluie de tracts et de confettis : “Ne crions donc pas mort aux vaches, Soyons bons pour les animaux, Car les flics ne sont pas des vaches, Ce sont simplement des salauds, Salauds salauds salauds, Stéphane Braunschweig [directeur du Théâtre de l’Odéon, ndlr] répondit l’écho.”
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Le show se poursuit : au premier rang, un jeune comédien s’éclate un œuf de sang sur le visage. “Mesdames, messieurs, un peu de calme, ce soir, les comédiens seront complices malgré eux d’une autre pièce de théâtre. Nous venons en paix !”, argue-t-il. Les comédiens fuient avec élégance la scène. Les “intermittent.e.s du désordre”, tels qu’ils se sont baptisés, prennent possession du Théâtre de l’Odéon pendant une quinzaine de minutes. Les répliques fusent entre les balcons : des revendications politiques et lyriques, des injonctions à la révolte et à la rêvasserie, une citation d’Aimé Césaire et un poème d’Arthur Rimbaud. La prestation des acteurs et les réactions du public se confondent. Certains applaudissent, d’autres les huent et expriment leur colère. Anne-Cécile Vandalem, la metteuse en scène, revient sur scène et prend la parole. Elle exprime sa solidarité et celle de ses comédiens aux intermittent.e.s du désordre. Ayant fini leur spectacle, les jeunes comédiens sortent de la salle escortés par le personnel du Théâtre de l’Odéon, qui les félicite.
L’Odéon commémore comme un mort, ou L’Esprit de Mairde from Les Intermittent.e.s du Désordre on Vimeo.
“L’Odéon commémore comme un mort, ou L’Esprit de Mairde”
“Nous n’avons rien contre la pièce d’Anne-Cécile Vandalem, nous voulions réagir aux événements qui se sont déroulés le 7 mai lors de la commémoration de Mai 68 au Théâtre de l’Odéon”, insiste plusieurs fois l’un des comédiens du groupe.
Indignés et excédés par “des commémorations factices et hypocrites”, ces jeunes comédiens animés par la lutte sociale refusent de rester sagement à leur place. Impossible pour eux de ne pas réagir « au geste de la direction du Théâtre de l’Odéon », cet “ultime doigt d’honneur” dans le contexte de mobilisation. Ils décident alors d’organiser une action théâtrale à la fois esthétique et politique.
Fréquentant les universités occupées et le collectif Les conservatoires s’organisent, qui milite notamment auprès des exilés, une quinzaine de futurs acteurs se retrouve autour de « cette idée ». En une nuit l’un d’entre eux rédigent une pièce en deux actes et un entracte d’une quinzaine de minutes que tous vont se réapproprier en deux semaines : L’Odéon commémore comme un mort, ou L’Esprit de Mairde. Un titre qui ressemble étrangement à une pièce d’Alfred Jarry. Mais pour l’auteur, le calembour fait surtout référence à « L’esprit de Mai », le nom qu’avait choisi l’Odéon pour baptiser l’événement du 7 mai dernier.
Les intermittent.e.s du désordre n’ont aucune filiation. Chacun a ses influences personnelles, qu’il partage et confronte. Bien sûr, leur geste fait écho au situationnisme, leur manière de penser le spectateur à Brecht ou à Jacques Rancière, leur bouffonnerie et leur insolence à Alfred Jarry ; mais ils ne souhaitent pas s’étendre dessus. Tout comme ils ne veulent pas dire leurs vrais prénoms. Ils aimeraient qu’on les appelle tous Camille en référence à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. L’anonymat, même s’ils montrent leur visage, fait partie du geste théâtral. Allergiques à la starification des acteurs, ils souhaitent “être définis par leur geste. On veut être une fenêtre ouverte pour que les gens puissent répéter ce genre d’action”. L’un d’entre eux ajoute en rigolant : “Et puis, on en a marre aussi d’avoir toujours une identité”.
L’esthétique du Black Block
“Les Intermittent.es du désordre surgissent de la moiteur silencieuse des salles comme le black bloc sort des foules : pour questionner la parole et le silence, l’ombre et la lumière” : c’est ainsi que débute leur communiqué de presse, publié sur le site, proche du Comité invisible, Lundimatin. L’anonymat et leur modus operendi s’inspirent notamment du Black Block. Même si certains rappellent que la référence est “à prendre avec des pincettes”, d’autres assument complètement ce rapprochement : “Ils sont dans la foule, ils se lèvent et puis après l’action, ils n’existent plus”. Comme eux lors de la représentation de Tristesses ce 25 mai.
En début de soirée, ils arrivent au Théâtre de l’Odéon au compte-goutte après s’être retrouvés dans un bar au métro Luxembourg. Chacun a une place différente afin d’être dispersés dans la salle. Pendant la représentation, ils attendent comme un spectateur docile le signal qui déclenchera la pièce. “On était isolé dans la salle. J’attendais le ‘top’ avec un mélange de peur et d’excitation”, se remémore une des comédiennes. “Je me sentais cerné. La situation me faisait penser aux Justes d’Albert Camus, comme si j’étais un terroriste mais je ne posais pas de bombe”, renchérit son voisin. Puis, il raconte avec amusement l’état dans lequel se trouvait un de leur ami qui se trouvait au premier rang : “Il était complètement zinzin tellement il était nerveux. Il parlait tout seul avec une petite boîte qu’il gardait dans ses mains. Dedans, il y avait l’œuf de sang qu’il allait s’éclater sur le visage. Ses voisins ont vraiment dû le prendre pour un fou”.
Après une quarantaine de minutes, le signal est lancé. Comme des guerriers qui se donnent du courage, les acteurs se mettent à chanter en cœur. “Je me demandais : ‘Mais est-ce qu’on va vraiment réussir à prendre la parole ?’ Et au moment où tu te rends compte que tu arrives à le faire, une vague de liberté t’arrive dans la gueule… J’en suis devenue folle. En jouant, j’ai commencé à faire des gesticulations. C’est comme si mes bras avaient besoin d’exister et de se mouvoir librement. J’ai rarement ressenti une telle liberté dans une prestation théâtrale ou dans la vie”.
Les Assis
Face à cette interruption, des spectateurs n’hésitent pas à montrer leur mécontentement. Les insultes fusent : “Facho”, “Retournez à Moscou”, “Amateurs”, “Petits bourgeois”. “C’est comme si les spectateurs jouaient eux-mêmes un rôle, le rôle des personnes outrées. En prenant la parole sans permission, on a cassé un des codes du théâtre. Les gens se sont mis à dire n’importe quoi en toute impunité. On avait l’impression d’être dans une discussion Facebook”, remarque l’un des comédiens. Les intermittent.e.s du désordre ne s’inquiètent pas de cette réaction, ils l’ont provoquée, ils sont là pour déranger. “Le but, c’est de faire un spectacle dans le spectacle. On voulait capter le mécontentement des spectateurs dans notre jeu, comme si on était en quelque sorte leur porte-parole. On se contredisait parfois nous-même pour faire vivre cette confusion”.
Réfléchissant sur la place du spectateur dans la prestation théâtrale, ils agissent comme des révélateurs : “Les gens assistent ensemble à un spectacle sur la montée du populisme. Ils trouvent cela inquiétant, se retrouvent dans la pièce. Ils ont l’impression de participer à quelque chose de commun. Soudain, leur voisin se lève et insulte de jeunes comédiens qui prennent la parole. Et là, ils se rendent compte que des gens de leur propre rangée ne voient pas du tout de la même manière la pièce de théâtre”. Une comédienne ajoute : “Beaucoup d’artistes font de l’art politique mais ne pensent pas à la manière dont c’est vécu. Ils donnent une nourriture plus ou moins politique à un spectateur qui y réfléchit après la pièce, c’est-à-dire en dehors du théâtre. L’idée de notre action, c’est de saisir l’instant du spectacle politique, de ne pas le laisser passer. Les spectateurs se l’approprient dans le théâtre et pas chacun chez soi”.
Après leur prestation, les intermittent.e.s du désordre attendent à la sortie du théâtre pour expliquer leur démarche aux spectateurs. Se confrontent deux modalités de parole. Dans la salle, la relation avec les spectateurs est « animale« , dehors, elle est beaucoup plus humaine. « Lorsqu’on a expliqué notre geste aux spectateurs, ils étaient beaucoup plus réceptifs. Une dame qui m’a agressé au début en me disant : ‘Mais ça sert à quoi ce que vous avez fait ?’, est tombée d’accord avec moi sur le fait que notre action était loin d’être inutile et que le théâtre est un endroit parfait pour dire ce qu’il se passe dans le réel », se souvient une intermittente du désordre.
Un faux engagement dans l’art
« Car donner la parole c’est l’avoir d’abord confisquée », affirment ces futurs comédiens solidaires « des zadistes, des cheminot.es, des postier.es, des infirmier.es, des étudiant.es, de tous ce.ux.lles qui luttent, ici et là pour une vie plus humaine, aujourd’hui ». Si le rôle du spectateur a une place prépondérante dans leur démarche – qui dépasse la réaction aux événements du 7 mai -, c’est qu’ils souhaitent questionner « l’authenticité du dialogue supervisé » au théâtre et par extension dans la société. Pendant leur prestation, ils se sont moqués de l’éditorial du Théâtre de l’Odéon qui se présente comme un lieu ouvert « aux voix multiples, aux échanges et aux circulations, pour sentir que nous partageons les même questions, les mêmes inquiétudes et les mêmes espoirs, avec des points de vue différents. » Pour eux, ces belles paroles sont creuses et hypocrites. « Au théâtre, on ne proclame pas une parole qui serait mal entendue, ce n’est pas vrai », s’exclame une des comédiennes.
Si ces acteurs en devenir se sont retrouvés, c’est qu’ils partagent un constat commun : « Le faux engagement voire le non-engagement du milieu artistique ». Même au sein de leurs conservatoires, ils se sentent parfois isolés avec leur envie de faire du théâtre politique. Ils déplorent ensemble un milieu artistique complètement déconnecté. » Le festival d’Avignon se sent sincèrement engagé. Stéphane Brizé avec son film ‘En Guerre’ aussi. Mais, ils sont complètement à l’ouest« , s’indigne un des comédiens. Ils font également un sort au spectacle participatif qui prétend donner la parole au spectateur : « Des spectacles veulent faire participer le public mais ils prennent toujours le spectateur de cours. Mais si on a préparé quelque chose avant, si on répond présent, qu’est-ce qui se passe ?« , se demande malicieusement un des intermittents.
Leurs prochaines cibles : Britannicus de Stéphane Braunschweig, le 8 juin à la Comédie Française et Je suis un pays de Vincent Macaigne, le 14 juin au théâtre de la Colline. « C’est intéressant de se rendre au spectacle de Macaigne, car il questionne à quel moment faire participer le public, c’est le piéger. On va voir ce que ça donne de dialoguer avec lui » s’interroge un des comédiens. Mais, les intermittent.e.s du désordre veulent être clairs : ils ne sont pas là pour donner des leçons ou pour punir des pièces. Ils jouent avec les codes et les formes d’autorité. « Le désordre, c’est l’ordre moins le pouvoir » aime dire l’un d’entre eux en citant Léo Ferré.
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