Les expositions “Images à charge”, au BAL, et “Le Jour d’après”, à Bétonsalon, se demandent comment l’image fait preuve, et de quelles manières elle peut être représentative d’une réalité. Ou de plusieurs.
Faites entrer l’accusé(e). En l’occurrence, l’image. Celle par qui tout arrive. Qui atteste en gros plan des horreurs des camps, au point de devenir le personnage principal du procès de Nuremberg, faisant des jurés les spectateurs d’un vacarme assourdissant (et jusque-là inaudible) mis en scène par les équipes de John Ford à Dachau, autant que les témoins d’un autre spectacle tout aussi fascinant et parlant : celui des accusés répartis en deux rangées sous une rampe de néons, qui les montre donc “en train de voir”. Mais aussi celle qui rend compte par la voie de la photographie aérienne des ravages des bombardements qui trouent et amputent les paysages en guerre ; ou encore celle qui témoigne du crime domestique et d’obscurs faits divers, répertoriant dans un cadre resserré tous les indices utiles aux enquêteurs.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
L’image comme preuve est au cœur de l’exposition qui se tient actuellement au BAL, à Paris. Une expo sans œuvres et sans artistes, comme l’indique immédiatement le texte d’introduction, mais qui donne à voir des photographies issues du champ judiciaire, politique ou militaire qui “révèlent, enregistrent, valident ou certifient”.
Quel est l’usage contemporain de ces images probatoires ?
L’exposition ouvre logiquement sur les dispositifs d’Alphonse Bertillon, qui invente à la fin du XIXe siècle l’anthropométrie judiciaire permettant de recenser et donc d’identifier la population criminogène à travers l’enregistrement des mensurations et stigmates physiques. Ici, ce sont ses photographies en plongée qui sont présentées, où le cadavre gît au centre de l’image. Viennent alors les indices relevés à la source par un ancien élève de Bertillon, Rodolphe A. Reiss, qui dès les années 30 suit à la trace plis, taches et salissures en tout genre.
Le parcours chronologique de l’exposition permet ensuite le grand écart, nous projetant dans un usage contemporain de ces images probatoires (de la reconnaissance des exactions commises par l’armée irakienne contre le peuple kurde en 1988 à l’inventaire des bâtiments détruits par l’armée israélienne) avec l’apparition des images satellites.
Un cas précis est examiné : celui d’une attaque de drone à la frontière du Pakistan. Or ce que l’on découvre ici correspond à une zone de non-détectabilité, où l’image ne suffit plus à authentifier la présence d’un geste militaire ou terroriste. Car depuis 1992, une loi impose que les images satellites n’excèdent pas 50 cm par pixel, seuil au-delà duquel on estime qu’il y a atteinte à la vie privée. Si bien que les frappes opérées par les drones deviennent quasiment invisibles. “Le défi pour les experts se situe donc au-delà du seuil de visibilité, un trou dans un toit ne laissant guère plus de trace qu’un pixel plus sombre sur une image satellite”, indiquent les commissaires de l’exposition, qui pointent ici le point de fuite d’une histoire non circonscrite et non close, de l’image comme preuve. Avant de conclure ainsi : “Le pixel définit une zone extraterritoriale qui est aussi une zone de non-droit.”
Focus sur des journées d’indépendance en Afrique ou en Indonésie
A Bétonsalon, toujours à Paris, l’image est aussi un gage, qui atteste des recherches menées par l’artiste pakistanaise Maryam Jafri depuis 2009 autour des jours d’indépendance dans vingt-neuf anciennes colonies européennes.
Ce que cherche à démontrer l’artiste tient en trois points. Tout d’abord, par un effet loupe déjà vu mais toujours efficace : que l’image a du pouvoir. “Comment l’histoire est-elle cadrée par ses représentations ?”, questionne en creux la frise iconographique disposée au mur qui documente partiellement les vingt-quatre heures des jours d’indépendance au Mali, en Indonésie, au Ghana ou en Algérie.
Le deuxième point est celui de la plasticité de ces événements non simultanés mais dont la présentation sous la forme d’un story-board tend à rendre compte : le tempo journalier de ces dates-anniversaires, leur chorégraphie et leur langage se construisent à peu près sur le même modèle. Qui permet de dresser une typologie des étapes, identiques dans tous les processus de libération : “Prologue”, “Négociations”, “Le nouveau drapeau”, “Défilés”, etc.
Comment la légende des images peut biaiser leur sens
La dernière question que pose le travail de Maryam Jafri (ici amplifié par les œuvres et documents d’autres artistes, historiens ou chercheurs – sur lesquels elle s’est appuyée pour entrer en contact avec les archives nationales de chacun des pays explorés), c’est celle, à rebours, de la faillibilité des images. Des images manquantes parfois, dont l’absence est également “exposée” par Maryam Jafri, mais aussi des images mal accompagnées. Car qui dit image, dit légende, paratexte et mode d’apparition, qui permettent de contextualiser mais aussi parfois de biaiser leur lecture.
C’est le cas dans ces images jumelles issues de l’ensemble Copyright Serie que Jafri présente aussi à la Biennale de Venise. Deux images quasi identiques (hormis quelques variations de cadrage et d’intensité lumineuse) qui documentent la déclaration d’indépendance du Ghana le 6 mars 1957. Sauf que, détenues à la fois par le ministère ghanéen de l’Information et par Getty Images (une énorme banque d’images qui se partage le marché international avec Corbis ou Reuters), elles sont le symbole d’une négociation qui est au cœur du projet de Maryam Jafri. Entre une instance nationale, publique d’un côté, et une institution internationale, privée et libérale de l’autre ; un fonds d’archives original et une iconographie altérée par la mise en circulation ; entre une relecture impériale et binaire de l’histoire et le droit des peuples à disposer de leur(s) propre(s) image(s).
Images à charge jusqu’au 30 août au BAL, Paris XVIIIe, le-bal.fr
Le Jour d’après jusqu’au 11 juillet à Bétonsalon, Paris XIIIe, betonsalon.net
{"type":"Banniere-Basse"}