A la croisée entre l’Ontologie Orientée Objet et la pensée écologique, le philosophe Timothy Morton nous explique pourquoi il faut renoncer à croire que l’homme est au centre du monde et comment l’art peut nous y aider. Entretien.
Clairement, le titre de cet article pêche par excès de superlatifs. A cela pourtant, il y a une raison justifiable. Car il y sera questions de très grosses choses (hyper-, super-, et même méga-, donc), celles qui le sont tant et si bien que nous peinons à les imaginer : la biosphère, par exemple. Ou encore, le réchauffement climatique, dont nous commençons tous à percevoir les effets sans que celui-ci, en tant que tel, ne puisse être circonscrit. Pourtant, que son ampleur dépasse l’entendement humain ne signifie pas que le phénomène n’existe pas, mais révèle combien nos catégories pour penser le monde se révèlent inadaptées face à l’irruption incontestable d’une nouvelle réalité.
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C’est au philosophe Timothy Morton que l’on doit l’une des formulations les plus percutantes de l’impasse dans laquelle se trouvent nos schémas de pensée. En développant le concept d’ « hyperobjet », l’américain attire notre attention sur l’existence d’entités d’une étendue spatio-temporelle telle qu’elles mettent en faillite l’idée même que nous nous faisons d’un objet, que l’on s’imagine habituellement pouvoir toucher ou tenir dans la main. Si le réchauffement climatique, la biosphère, ou encore le climat sont ce qu’il convient d’appeler des hyperobjets, il en va de même pour toute une série d’entités ou de phénomènes auxquels on ne prête habituellement pas attention – preuve que le mot aide à rendre visible la chose. Afin de réapprendre à penser le monde, c’est d’abord notre place au sein de celui-ci qu’il nous faut réévaluer. Et ce, en abdiquant le point de vue anthropocentré qui nous conduit à croire que tout ce qui existe est forcément à notre mesure.
Professeur de littérature à la Rice University au Texas, Timothy Morton se situe dans la mouvance de l’Ontologie Orientée Objet, un courant philosophique impulsé par le philosophe Graham Harman. Tout comme le Réalisme Spéculatif, cette pensée se construit sur un rejet de l’anthropocentrisme tel qu’il a été consacré par la révolution copernicienne kantienne. Contrairement à ce paradigme qui reste encore largement le nôtre, l’Ontologie Orientée Objet affirme que les objets existent en soi, c’est-à-dire en dehors de la saisie qu’en fait l’esprit humain. La position deTimothy Morton a ceci de particulier qu’elle vient tracer un pont entre l’Ontologie Orientée Objet et les pensées de l’écologie, comme l’illustrent deux de ses ouvrages, devenus incontournables en la matière : Ecology without Nature : Rethinking Environmental Aesthetics (2007) et Hyperobjets. Philosophy and Ecology after the End of the World (2013).
On le rencontre dans un café quai Malaquais à Paris, à deux pas de l’école des Beaux-Arts de Paris où il était invité à prendre part à « Voices of Urgency », un cycle de rencontres autour de l’art et de la poésie orchestrées durant la FIAC par l’artiste Alex Cecchetti. L’occasion de lui demander d’expliciter quelques uns de ses concepts clés, en attendant une traduction française de ses ouvrages qui se fait attendre – mais serait bien en cours, selon l’intéressé.
L’un des concepts clés de votre œuvre est celui d’ « hyperobjet ». De quoi s’agit-il ?
Timothy Morton – Un hyperobjet se distingue par sa grande diffusion dans le temps et dans l’espace, qui est telle qu’on ne peut plus en identifier les contours et les limites. C’est le cas pour les phénomènes écologiques : lorsque je cherche à identifier la biosphère, je perçois la personne en face de moi, la table à laquelle nous sommes assis, mais je ne la vois pas l’objet « biosphère » en soi. Pourquoi ? Parce que j’en fais partie, parce que je suis moi-même la biosphère.
En dépit de leur unité, les parties qui composent les hyperobjets ne sont pas moins réelles que la totalité. Pendant des années, on a considéré que le tout était supérieur à ses parties. Or je pense que ce n’est pas le cas, et que cette conception est simplement un « retweet » du monothéisme, où l’homme est placé en relation d’infériorité par rapport à une entité plus grande et plus puissante que lui. Pour coexister de manière non-violente avec nos semblables et les autres créatures naturelles, il nous faut d’abord accepter l’idée que le tout puisse être inférieur à ses parties.
Les philosophes Michel Serres et Bruno Latour développent des concepts comparables : les « quasi-objets » pour le premier, les « objets hybrides » pour le second. En France, où ils interviennent régulièrement dans la presse, nous sommes sans doute plus familiers de leur travail que du vôtre. Comment vous positionnez-vous par rapport à eux ?
Bruno Latour apprécie mes premiers travaux sur l’ontologie. En revanche, je ne sais pas s’il a lu mon livre sur les hyperobjets. Nous différons essentiellement sur un point de vocabulaire : j’utilise le mot « anthropocène » pour décrire les changements climatiques auxquels nous sommes en proie, tandis que lui préfère parler de « capitalisme ». A mon avis, le terme « anthropocène » permet de souligner encore plus la responsabilité humaine, dont le capitalisme n’est que l’une des multiples modalités.
Plus fondamentalement, je ne suis pas sur qu’il souscrive à l’idée que les choses soient réelles en elles-mêmes. Pour Bruno Latour, ce sont les réseaux qui les font exister. Je pense que les choses sont intrinsèquement ce qu’elles sont, une conception qu’il est difficile d’avancer sans se voir reprocher aux Etats-Unis de souscrire à l’individualisme. Pourtant, le groupe peut être individuel aussi. Parler d’unicité serait plus juste : un groupe peut être individuel, un assemblage de choses aussi. L’artiste a une connaissance intuitive de ce phénomène, puisque pour produire une œuvre, il utilise plusieurs composantes et met en oeuvre des actions variées.
Chez les philosophes proches des nouvelles pensées qui ont émergé ces dernières années, notamment le Réalisme Spéculatif et l’Ontologie Orientée Objet, l’œuvre d’art acquiert une primauté ontologique nouvelle. Pourquoi ?
On pourrait diviser les philosophes en deux groupes : ceux qui pensent que la philosophie englobe l’art, et ceux qui adoptent la position contraire, pour qui l’œuvre dans l’art échappe à toute saisie. La première conception, qui est celle de Hegel, pour qui l’art est un stade de l’esprit antérieur à l’avènement du moment philosophique, fait penser au personnage de jeu vidéo Pac-Man : la philosophie avale l’art et le digère. Je souscris à la seconde : pour moi, les artistes donnent forme à des pensées futures qui n’ont pas encore été pensées et ne sont peut-être pas pensables du tout. Habituellement, on considère que l’art s’occupe des apparences et la science du réel. Or les scientifiques sont obligés de s’en tenir à observer les apparences observables sous peine de se voir taxer d’ontothéologisme. Le réel serait donc au contraire du ressort de l’art et de la philosophie.
Récemment, le philosophe Graham Harman, dont vous êtes proche, expliquait que l’œuvre d’art l’intéressait d’abord en tant qu’objet, c’est-à-dire retirée de la sphère des relations humaines. Partagez-vous cette approche ?
Comme sur beaucoup d’autres points, ma position est similaire à la sienne. Là où nos positions divergent, c’est sur notre conception de la temporalité. Pour Graham Harman, le passé et le futur sont des illusions ; il n’y a que le présent qui existe.
Ma position vis-à-vis de la question de la temporalité est la suivante : nous sommes confronté à ce que nous appelons « futur » et à ce que nous appelons « passé », mais pour nous, tout se passe comme si le présent n’existait pas. Le passé et le futur se croisent et se frôlent sans jamais se toucher. Qu’entendre par là ? On pourrait prendre l’image d’une gare : lorsque nous sommes dans un train, nous faisons l’expérience du mouvement relatif. Le train se meut sans que l’on se sente en mouvement. Voilà ce que nous appelons « présent », et que je qualifierais pour être encore plus précis de « nowness » [instantanéité] : un mouvement relatif entre passé et futur que l’on ne peut pas identifier précisément, doté d’une qualité spectrale, incertaine et changeante.
Ici encore, l’œuvre d’art peut nous aider à comprendre cette idée. Le passé serait comparable à la forme de l’œuvre d’art, qu’il ne faut pas seulement définir comme un résultat ou un produit fini, mais comme la somme de toutes les décisions qui ont mené à l’oeuvre finale. Lorsque nous voyons l’œuvre, nous voyons aussi toutes ces décisions-là – ajouter de la peinture ici, utiliser telle sorte d’éclairage là, enlever telle partie de l’installation, … C’est pourquoi il est possible définir le passé d’une tout autre manière que le fait la science, c’est à dire sans tenir compte de la vitesse de la lumière. L’œuvre d’art est le passé, le passé s’y manifeste.
Avec Graham Harman, vous êtes l’un des penseurs contemporains les plus lus par les artistes. D’ailleurs, vous avez-vous-même collaboré avec de nombre d’entre eux, dont Björk lors sa rétrospective au MoMA…
En janvier dernier, j’ai reçu un mail de son manager me demandant si j’étais bien Timothy Morton, suite à quoi Il m’a dit qu’elle allait m’écrire. Plusieurs mois ont passé. Puis, un beau jour de juillet, je reçois sur un mail de la part d’une certaine Björk Gudmundsdottir, me demandant si je souhaitais travailler avec elle sur un projet d’exposition. Une correspondance fournie s’en est suivie, où nous avons tenté de définir ce qu’elle voulait faire et comment. Elle voulait créer une sorte de manifeste. A force d’en parler, nous avons fini par réaliser que le manifeste, nous venions de l’écrire, au fil des mails. Et comme nous sommes tous deux un peu fous, nous avons tout bonnement décidé d’imprimer notre correspondance telle quelle pour le livre paru lors de l’exposition au MoMA.
Plutôt que d’écrire sur son travail, vous avez préféré créer ensemble une oeuvre nouvelle, où l’artiste et le philosophe s’expriment depuis le même niveau d’énonciation…
Exactement. Le résultat est moins importante que les tâtonnements qui mènent à lui. Beaucoup de philosophes se méfient justement de cette zone de flou : selon la loi du tiers exclu, qui veut qu’il y ait soit être, soit non-être, mais aucune gradation entre les deux pôles, cet état intermédiaire ne peut même pas exister. Mais si cette loi est très importante dans la logique classique, l’univers, lui, ne fonctionne pas de la sorte. Toutes les formes de vie organique contredisent cette loi, et attestent la richesse de cette zone intermédiaire.
Beaucoup d’artistes se sont appropriés le concept d’ « hyperobjet ». L’été dernier, Julian Charrière, lors de son exposition à la galerie Bugada & Cargnel à Paris, en faisait le point de départ de sa géo-archéologie du futur…
Je suis en contact avec Julian Charrière, j’ai même écrit un petit texte pour lui. Cette appropriation ne me dérange pas du tout, au contraire, je trouve ça génial ! Personnellement, j’aime beaucoup la position de Björk à ce sujet : elle a une approche radicale du remix, puisqu’elle envoie ses fichiers audio à tout le monde. D’un point de vue philosophique, je pense d’ailleurs que le concept de libre arbitre est surévalué : l’être humain ne se détermine jamais entièrement librement, il y a toujours déjà une causalité provenant d’objets extérieurs qui influe sur ses décisions et ses actions. Dans la littérature New Age, il y a un terme qui exprime cette idée, celui de « channelling », qui désigne une forme de communication entre les êtres.
Comme nous l’évoquions, je pense que la philosophie doit être à l’écoute de l’art. Lorsque les artistes font des œuvres en résonnance avec mes concepts, j’apprends moi-même beaucoup sur l’idée que j’ai eue. Le concept d’ hyperobjet ne m’est pas venu ex nihilo : il découle de l’observation plus attentive de l’environnement, et de la perplexité face à des entités qui possèdent une forme de réalité paradoxale. Récemment, j’ai reçu un mail d’un thésard qui étudiait le film « Interstellar », et qui me demandait si je pensais qu’on pouvait appliquer le concept d’hyperobjet au film. Premièrement, je ne suis pas la police des objets, je en décide pas qui en est un et qui n’en n’est pas un. Et deuxièmement, il me paraît bien plus intéressant de se demander quel pourrait bien être cet hyperobjet si c’était le cas. Adopter le point de vue conditionnel me parait toujours très fructueux.
Cette volonté de rendre la philosophie accessible, on en retrouve la trace dans votre écriture. Vous ne publiez pas seulement dans le cadre universitaire, mais vous alimentez également quotidiennement votre blog et votre Twitter. En conséquence, vous employez adopte un ton familier que l’on n’a pas coutume d’associer à la philosophie…
J’ai une formation en littérature, ce qui fait que je suis sensible non seulement aux phrases, mais aussi à la position de celui qui les énonce – Louis Althusser parlerait de la position du sujet. La dynamique de ce qui se joue entre dans l’espace du dialogue, l’énergie qui passe entre celui qui parle ou écrit et celui qui reçoit la parole est fondamentale.
C’est quelque chose que la philosophie, telle qu’elle est enseignée à l’université, peine à prendre en compte. Dans ce cadre-là, la parole d’autorité qui cherche à convaincre qui domine. On peut voir là un vieux reste de système féodal, qui nous rappelle que l’université est une institution médiévale. L’universitaire a tendance à se dire que lorsqu’il écrit pour un public plus large, il doit forcément simplifier sa pensée, ce qui implique une dissymétrie entre celui qui détient la parole de vérité et celui qui ne la détient pas. Cette raison cynique post-kantienne me parait complètement dépassée : avec les nouvelles pensées écologiques, nous prenons conscience de notre place dans l’écosystème. Nous n’en occupons plus le centre, et par conséquent, notre parole est déterminée à être toujours un peu en décalage, puisque plusieurs modèles coexistent sans s’exclure ni se contredire.
Si la philosophie s’aventure hors des circuits académiques, est-ce à dire qu’elle devient plus engagée ? Le philosophe doit-il être celui qui désigne ou bien celui qui agit ?
Les deux me paraissent très proches, surtout aux Etats-Unis où la philosophie est largement ignorée voire méprisée. Dans ce contexte, le seul fait de dire quelque chose est déjà un acte politique. La distinction entre praxis et réflexion est un héritage mal digéré du marxisme : chez Marx, la praxis est définie comme l’action couplée à la réflexion, ce qui conduit à établir une séparation rigide entre l’agir et le savoir. Or dans le monde qui est le nôtre, en proie aux bouleversements écologiques, où chacun cherche à trouver des solutions le plus rapidement possible, il me semble qu’il doit pouvoir y avoir une place pour quelqu’un qui cherche à ralentir le cours des choses.
De l’autre côté, il y quand même une forme de politique sous-jacente à mon discours. Celle-ci est plus proche de l’anarchisme que des formes établies de socialisme, puisqu’il me semble qu’aucune structure sociale existante ne puisse être la bonne. En partant de là, l’enjeu est plutôt comment constituer des communautés éphémères. Nous le faisons déjà, il suffit de prendre conscience du fait que nous créons, détruisons et perpétuons en permanence toutes sortes de structures sociales.
Ma conception va contre les hiérarchies, puisque dès lors que l’on s’intéresse à l’objet, on se rend compte que le connaître n’est qu’un des multiples relations que l’on peut entretenir avec lui : on peut s’en saisir, le manger, jouer avec… La pensée écologique mène donc à une forme d’anarchisme. Mon prochain livre y sera consacré. Je cherche actuellement à savoir s’il est possible d’élargir le marxisme afin d’y inclure toutes les formes de vivant, y compris non humaines – ma réponse, comme on peut s’en douter, est d’y répondre par l’affirmative
Propos recueillis par Ingrid Luquet-Gad
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