Figure essentielle de l’art contemporain, Jean-Luc Moulène revient sur vingt ans d’une production politique et poétique, où il est question d’effeuiller le monde.
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Remarqué au tournant des années 2000 pour ses séries politiques et frontales – Objets de grève, Produits de Palestine ou Filles d’Amsterdam – dans lesquelles il empruntait au langage publicitaire et mettait en lumière la marchandisation du monde, le photographe et plasticien Jean-Luc Moulène est à Nîmes avec une exposition étrangement désertée par les standards de son œuvre. A la place, un ensemble de pièces singulières, images et objets confondus, qui dessinent une poétique du monde. Retour avec l’artiste sur son parcours et les notions qui traversent son œuvre : la disjonction, la représentation, le document, la diffusion ou l’opacité.
Pour vous, l’art, ça commence comment ?
Jean-Luc Moulène – Quand je m’installe à Paris, en 1972. Je visite la mythique exposition Pompidou et je me dis : “On peut faire ça ! On peut peindre comme ça, on peut mettre du camembert et de la politique.” Une énorme autorisation. Pour moi, ce fut une découverte. D’abord parce qu’en 68 j’étais trop môme. Et puis c’est à partir des années 1970 que les mouvements d’émancipation sociale commencent à prendre de l’épaisseur dans les arts.
Puisqu’il n’y avait pas de marché de l’art, ou à peine, c’était aussi tout à fait autre chose. A cette époque, je fais des performances avec mes potes, du rock, des fanzines. On assiste à la naissance de l’art conceptuel et de l’art corporel. A ce qu’on a appelé l’anti-art, le non-art, etc. Dans les années 1980, je travaille chez Thomson et je bois. C’est la période de constitution du marché dans laquelle je refuse tout simplement de rentrer.
C’est un moment de retrait ?
Non, pas de retrait puisque qu’il n’était pas question d’“entrer en art”. Nous étions considérés comme des activistes. L’idée de “faire l’artiste”, c’était niet. D’ailleurs, tous les artistes faisaient autre chose en même temps. Jochen Gerz écrivait des articles dans L’Equipe, Michel Journiac enseignait déjà à l’université.
Avec l’arrivée du marché, on a vu aussi apparaître les “néos” de tous poils, les “formalistes citationnels” comme dit le critique d’art Vincent Labaume (rires). C’est la naissance de ce que j’appelle “la mise en art”, comme on dit la mise en scène. J’entame alors, en 1984, les Disjonctions : ce n’est pas une série, mais plutôt à chaque fois des images singulières.
C’est par ces images que je décide de passer : puisque le marché existe, je me dis qu’il est temps non pas d’en profiter mais d’aller porter les coups de la critique là où les fonctions de l’art s’exercent de plein droit. Je travaille à ce moment-là avec la capacité de la photographie à produire une mise en ordre, à faire tableau.
Avec cette idée du format-tableau appliqué à la photographie, qu’on retrouve par exemple au même moment chez le photographe Jeff Wall, vous affichez très tôt une forte conception esthétique de l’image photographique…
Exactement. Un tableau, c’est une mise en ordre. Par ailleurs, c’est aussi un meuble, un objet mobilier. Qu’on peut différencier de la tapisserie par exemple. Les tapisseries ornées occupent d’abord les murs et les sols. Le tableau apparaît quand les murs existent. Les Disjonctions, c’est d’abord pour moi une collection des pratiques photographiques amateurs, comme celles qui ont d’abord intégré le monde de l’art.
Avec les Disjonctions, je fais le catalogue de ces pratiques. On y trouve aussi bien du portrait, du paysage, de la photo de mode, des photos de sport… C’est une tentative d’épuisement du sujet. Ensuite, j’ai arrêté de produire des images disjonctives. Ce qui n’empêche pas les séries que j’ai réalisées ensuite – Objets de grève, Produits de Palestine, Filles d’Amsterdam ou Le Monde, le Louvre – d’être disjonctives entre elles. Chez moi, les disjonctions peuvent aussi intervenir d’une exposition à l’autre. C’est devenu ma tactique.
Cependant, il y a des points communs, notamment formels, entre ces quatre séries ?
Oui, le point commun, c’est celui du document constitué en rapport au texte. Pour les Objets de grève, fabriqués par des ouvriers ou dans des usines en grève et dont j’ai fait la collection, on est face à un récit particulier de production ; dans les Produits de Palestine, ces boîtes de conserve ou ces bouteilles d’huile produites et vendues uniquement en Palestine, interdites à l’exportation, il s’agit d’un relevé d’informations.
Pour les Filles d’Amsterdam , ces prostituées que j’ai photographiées nues en très grand format et très frontal, tête et sexe exposés, c’est une fiction, avec leur nom de scène. Et pour les Objets du Louvre, ce sont des notices d’historien de l’art.
Vos images circulent dans les musées, les galeries, mais aussi sous forme de journaux imprimés, de suppléments pour Le Monde ou La Nouvelle Vie ouvrière, le journal de la CGT… Comment intervient dans votre œuvre la question de la diffusion ?
On peut d’abord constater que la modernité a installé l’exposition comme une œuvre à part entière, ce qui a poussé à chercher de nouveaux modes de visibilité pour élargir le champ de l’œuvre – on pense au land art, à l’art postal, aux interventions dans la presse…
D’une certaine manière, j’ai moi aussi travaillé à ces nouveaux modes de visibilité. Par exemple, pour “exposer” les images des graffitis de la série Tunnel, j’ai préféré faire un journal imprimé. Les Objets du Louvre, publiés sous forme de supplément du journal Le Monde, en sont un bon exemple aussi.
Le problème de ces nouvelles formes, c’est qu’elles sont presque aussitôt ré-institutionnalisées, spectacularisées. A ce sujet, il est intéressant de regarder l’œuvre d’un artiste comme Guillaume Bijl qui produit à proprement parler des “expositions ready-made” – transformant un centre d’art en supermarché, en salon de l’automobile, etc. Il faudrait en tirer toutes les conséquences pour l’œuvre, comme on l’a fait avec Duchamp.
Voilà pour moi quelqu’un qui compte après Magritte et Broodthaers. Cependant, je trouve insatisfaisant de laisser à l’espace social le soin de définir ce qu’est l’art. Reposons-nous la question de l’œuvre. Quelles sont les conditions de possibilité de l’œuvre aujourd’hui ? Voilà une question qui m’intéresse. Et c’est plutôt une question de destination : vers où ça travaille ? Quelles sont les lignes de devenir des œuvres ?
Dans votre exposition au Carré d’art de Nîmes, vous semblez chercher à échapper à l’exposition, en accrochant les œuvres non les unes par rapport aux autres, mais en fonction d’un quadrillage systématique inspiré par l’architecture du musée et son concepteur Norman Foster…
Il s’agit en effet de la rhétorique de l’exposition. Je voulais d’abord trouver un moyen de voir toutes ces pièces sans qu’elle se recouvrent les unes les autres. La question de l’espace “entre”, qu’on trouve posée par exemple chez des artistes comme Pistoletto ou Bruce Nauman, est ici résolue par cette grille virtuelle.
Il ne s’agit pas de trouver la juste distance entre les pièces mais de créer une équidistance, une équidensité, voire des équilibres. L’ensemble se présente comme un jeu d’échecs, ou un jeu de go qui permet un déplacement chorégraphié du spectateur en fonction de ce point fixe que sont les œuvres sous la contrainte de l’espace.
Je ne présente que des œuvres récentes, à l’exception d’un dessin de 1977, et singulières – il n’y a aucune série. Il s’agit de proposer une description du monde plutôt qu’un ajout. Il y a deux types d’artistes au fond : ceux qui produisent un objet raccord au monde – des représentations, en somme – et ceux qui tentent une description, un rythme du monde, et c’est beaucoup plus difficile.
En lisant récemment Articles intrépides, un recueil de textes d’Hervé Guibert publiés dans Le Monde entre 1977 et 1985, je me disais qu’aujourd’hui la critique d’art était beaucoup plus désincarnée, et qu’il était quasiment impossible de parler de l’auteur qui se cache derrière l’œuvre…
C’est vrai, et j’aime cette idée de produire une critique qui ne soit pas désincarnée. Question de plume ! Ou de parole – et de transcription ! La critique photographique est un bon exemple pour ça. Lorsqu’on regarde une photographie, il y a un mouvement naturel, un rapport au temps vécu, qui amène de façon presque obligée à parler de soi.
On raconte une histoire avant de construire éventuellement une distance critique. Ça me fait penser à ce professeur en esthétique à la Sorbonne – formidable Olivier Revault d’Allonnes – qui, lorsqu’un étudiant posait une question, répondait absolument n’importe quoi, et disait ce qui lui passait par la tête. Il entamait ensuite un long processus pour remonter, par articulations successives, à la question posée. Et souvent c’était magnifique.
C’était un démontage précis, par paliers, qui faisait passer du n’importe quoi à l’élaboration d’un concept. Il y a ce même mouvement de recul dans l’œuvre d’art. Il s’agit toujours de reculer d’abord, pour ensuite raccrocher la réalité. C’est à bien des égards du rétropédalage. Le moment d’invention de l’œuvre est un moment qui procède par négations successives, par des refus divers, synthétisés et dépassés. Refus des positions, des identités, des étant donnés, des attendus, enfin, de toutes ces bulles de suffisance que sont les représentations.
Autant vous seriez pour une critique d’art plus incarnée, autant vous pratiquez une conception non-autobiographique de l’art…
Je ne me confonds pas avec mon travail. En tant qu’artiste je me construis un corps au fur et à mesure, et à travers les œuvres. J’insiste, il n’y a pas de corps a priori, il n’y a que des représentations dont le corps est l’enjeu. L’organisation sociale est donc le corps des représentations.
C’est l’histoire authentique de ce type, qui disait : “Je bois du rouge parce que je pisse blanc, comme ça au passage je garde quelque chose.” Ça paraît complètement aberrant de dire une chose pareille mais voilà quelqu’un qui a ce corps-là. Ou plutôt cette représentation-là.
Parallèlement à votre rétrospective, quelles formes travaillez-vous actuellement ?
Une des pistes de travail est la capacité de résistance de l’informe. Les objets que je crée fonctionnent par analogie. J’ai remarqué que lorsque la pensée est brouillonne, nous sommes naturellement enclins à nous arrêter devant des formes brouillonnes, un tas de boue par exemple plutôt qu’un cristal de roche.
En ce qui me concerne, j’ai une pensée trouée (rires). Je m’intéresse à cette résonance entre la forme et la pensée. Dans le choix des objets que je trouve et que je transforme, il y a quelque chose de cette nature. Faire exprès de produire des objets qui échapperaient à cette reconnaissance naturelle, m’intéresserait beaucoup. Il n’est d’ailleurs pas dit que l’art ait pour vocation de produire de la clarté. Produire une opacité peut être tout aussi intéressant. C’est aussi une question d’épaisseur.
Lors de votre exposition au Louvre, vous avez dit : “Je crois qu’il faut être sérieusement accroché à son fauteuil d’artiste pour se dire qu’on est légitime au Louvre, pour ma part, je me sens légitime dans l’actualité.”
Cette citation renvoie bien sûr à la publication du supplément Le Monde, Le Louvre, dans le corps même de l’actualité. Aujourd’hui, je suis palestiné. La seule chose que je peux dire est que la seule vraie guerre c’est la guerre sainte, au sens où je l’entends, c’est-à-dire celle que l’on mène en soi lorsqu’il s’agit d’affronter sa propre ankylose, sa propre lâcheté. Pour parler de moi, je me sens comme un pacifiste féroce en temps de guerre, et je me sens en guerre en temps de paix.
Que pensez-vous de l’importation du conflit ici en France ?
Je ne m’interroge pas dans ces termes d’import-export. La question qui a fait naître les Produits de Palestine était plutôt celle-ci : qu’est-ce que je peux faire ici, dans ma compétence ? Aujourd’hui, je fabrique cette nouvelle sculpture intitulée Gaza (Pierre et crâne humain). Je prends soin de cette sépulture.
Dans un autre registre, quand je vois aujourd’hui Sarkozy attaquer Sud Rail ou les syndicats en leur disant qu’ils ne peuvent pas agir comme ça, j’ai bien l’impression que les pouvoirs veulent nous dicter les manières correctes avec lesquelles on doit résister. Il y aurait des résistances autorisées, polies, et d’autres interdites. Il faut inventer des formes là où la loi n’a pas encore travaillé. En art, c’est pareil : il faut inventer des œuvres là où leur exposition ou leur entrée dans l’histoire de l’art n’a pas encore travaillé. Il faut être plus mobile que le pouvoir.
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