A Grenoble comme à Berlin, l’artiste Carsten Höller poursuit ses expériences. Existe-t-il d’autres mondes ?
A dix mètres au-dessus du sol, vous dormez au milieu des rennes. La nuit, vous les entendez frotter leurs bois sur les troncs des sapins, vous écoutez les chocs quand les mâles se ruent l’un contre l’autre. Autour de vous, une volière de canaris ; en bas, des souris qui tournent dans leur labo en forme de miniparc pour enfants ; quelque part, deux mouches.
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Un peu partout, on a organisé une culture de champignons, l’amanite tue-mouche aux capacités toxiques, somnifères, hallucinogènes. Des frigos sont à disposition : vous pouvez prendre un flacon et boire, ou pas, l’urine des rennes auxquels le gourou du lieu a donné à manger le champignon psychotrope, selon une tradition chamanique. Parmi les rennes et les rêves, vous décollez, ou pas, du Hamburger Bahnhof de Berlin.
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Vous n’êtes pas dans un laboratoire clandestin au milieu des steppes, mais parmi les rares spectateurs à s’être offert, à 1000 euros la nuit, le luxe de dormir dans l’immense et incroyable exposition (terminée depuis le 6 février) d’un des artistes les plus originaux d’une époque bien fade au regard des inventions de Carsten Höller.
« Tout ici commence comme une expérience scientifique, entame l’artiste allemand né à Bruxelles en 1961, entomologiste de formation et qui a dérivé vers le champ de l’art au début des années 90. Mais à la fin, on ne sait plus du tout où ça va. C’est comme un terrain de jeu énorme et incompréhensible. Ici, j’ai essayé de réorganiser le circuit qui menait au Soma, cette sorte de dieu ou de monde sacré auquel croyait le peuple védique des steppes nordiques et asiatiques. Tout l’espace du Hamburger Bahnhof est divisé en deux parties identiques. Dans l’un des deux espaces, on donne à manger l’amanite tue-mouche aux rennes, et dans l’autre pas. »
Une « intelligence active »
Quand on le retrouve à Paris pour évoquer son exposition de Grenoble, Carsten Höller paraît toujours très apaisé. Excentrique dans ses lubies mais au clair quant à ses recherches, il offre l’image d’un savant fou parvenu à la sérénité. « Avec Berlin, ce sont un peu tous ses projets situés au croisement de l’art et de la science et esquissés depuis le début des années 90 qui se réalisent », commente le commissaire d’exposition Hans-Ulrich Obrist.
« On ne peut pas deviner l’avenir mais on peut essayer d’extrapoler : à mon avis, Carsten Höller va s’intéresser de plus en plus à l’architecture, à l’urbanisme. Je le vois bien construire une ville, imaginer de nouvelles agoras : il peut être celui qui réinvente le paysage aujourd’hui si morose de l’art public. »
Tous les témoins le décrivent comme une intelligence active, d’une humeur égale, établissant avec chacun une atmosphère de complicité pour mener à bien ses recherches. S’il est présent sur le marché de l’art et se lance dans des installations spectaculaires où certains voient une ambiance de Foire du Trône, en vérité lui garde son cap, sans s’aliéner à aucun système ni réseau.
« Je travaille depuis cinq ans avec deux assistants basés à Berlin mais je n’aime pas l’idée de devoir gérer un studio. Ça vous force à produire et ce n’est pas mon idée de l’art. »
Il expose aussi ses doutes
L’artiste sait prendre ses distances : installé à Stockholm en Suède, légèrement à l’écart des mondes de l’art, Höller a développé à la fin des années 90 son « Laboratoire du doute » : face à la multiplication des expos et des invitations qui lui sont faites partout dans le monde, et conscient de la surproductivité que l’industrie culturelle exige, il a mis en place cette structure qui lui permettait d’exposer ses doutes. Histoire de freiner un marché avide de consommer les oeuvres comme les artistes.
« Je ne sais pas comment il fait, commente la critique d’art Stéphanie Moisdon. Avec une grande élégance, une intelligence extrême et toujours active, il sait mettre en place des expériences qui touchent à des questions sensibles, comme les drogues ou les animaux. Là où d’autres artistes feraient scandale, auraient sur le dos la SPA ou seraient obligés de faire appel à une énorme production, lui parvient presque en douceur à mettre en cause et en forme des choses qui n’avaient jusquelà pas de visibilité, pas de photogénie, pas de matérialité. »
« Cette justesse doit beaucoup à sa méthode scientifique », confirme Nathalie Ergino, qui l’avait invité à une exposition au MAC de Marseille en 2004 où il avait dédoublé le musée, chaque oeuvre se retrouvant identique de part et d’autre du lieu d’exposition, entraînant chez le visiteur une perte des repères. « Carsten n’est pas dans la provocation, il manipule toutes ces questions avec justesse et précision. »
« D’autres mondes existent »
Quand on lui demande ce qu’il cherche dans cette expo de Berlin et dans la cohabitation chamanique des animaux et des hommes, il répond d’une voix lente et assurée :
« Je ne cherche pas à expliquer le monde qui existe déjà. Je cherche les voies vers d’autres mondes existants. Par exemple, l’animal est un univers en soi, c’est même un délire quand on l’observe de près. D’autres mondes existent, il faut étendre notre personnalité si l’on veut s’en approcher. »
« Etendre notre personnalité. » Voilà vingt ans que Carsten Höller s’y emploie, qu’il nous place dans des états variés : doute, inconfort, jusqu’au vertige et au malaise provoqué par ces appareils oculaires qui renversent la vision du monde, où tout ce qui est en bas se retrouve en haut, et vice versa, mais auxquels, paraît-il, notre cerveau s’acclimate. A l’inverse, il nous a aussi fait connaître les joies d’une machine volante, d’un manège tout en miroirs, de toboggans immenses installés dans le hall de la Tate Modern de Londres.
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Sans oublier ces pilules d’ecstasy faites maison que l’artiste avait distribuées aux spectateurs lors d’un vernissage. « C’est à nous-mêmes, davantage qu’à l’artiste, que nous sommes confrontés, analyse la critique Barbara Vanderlinden dans la revue 20/27. L’oeuvre nous séduit pour agir sur nous-mêmes. » Chez lui, le spectateur est le vrai sujet de l’oeuvre – une conception expérimentale et renversante de l’art, peut-être un peu trop rebattue aujourd’hui mais qui reste un enjeu esthétique majeur.
Changement de décor : c’est à une autre expérience que l’artiste nous convie au Magasin de Grenoble où, fin connaisseur de l’Afrique, il a été invité à mettre en scène la collection d’art africain de Jean Pigozzi. Il y a deux ans, la Fondation Prada lui avait permis d’ouvrir à Londres un night-club, le Double Club, mi-occidental, mi-congolais. Pas étonnant donc que pour Grenoble, Höller ait fait le choix d’ajouter aux oeuvres africaines des pièces du Japon.
« C’est un dialogue, un face-à-face, un travail sur la différence et la similarité. Mais ce sera aussi une drôle d’expérience. L’idéal serait de se mettre au milieu de la salle et de se couper le visage en deux : d’un oeil tu vois le Congo, de l’autre le Japon. Tu crois que ça peut marcher ? »
Le résultat est saugrenu, débordant de vitalité, très décalé par rapport à nos habitudes muséales : murs courbes, tableaux accrochés de manière fantaisiste et précise, et à force tout se mélange et se distingue entre le Japon et l’Afrique. Au passage, l’artiste a rencontré un groupe de musique aussi cintré que lui qu’il a fait venir pour l’occasion : Yoka Choc, des Japonais fans de musique congolaise.
« Ils ont fait un seul disque dans les années 80, c’est Papa Wemba qui m’a parlé d’eux. Ils sont tellement fans de musique congolaise qu’ils ont appris le français, les instruments et les chants. Mais ils restent aussi très japonais ! C’est très double, très déroutant. »
Ultime retour au Hamburger Bahnhof, parmi les rennes et les champignons hallucinogènes : Soma déroule le paysage apaisant et presque romantique des steppes – mais un romantisme sans passéisme, plutôt clairvoyant, combiné avec les outils, les méthodes et la lucidité aiguë de la science. L’artiste est parvenu à mettre en forme et en action ses intuitions scientifiques, à nous faire partager ses visions : oui, un double monde est possible.
Jean-Max Colard
JapanCongo, double regard de Carsten Höller sur la collection de Jean Pigozzi jusqu’au 24 avril au Magasin de Grenoble
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