Deux tronçons de banquettes d’avion sont venus s’échouer dans la longue salle en parpaings du centre d’art et de recherche Bétonsalon. Désormais, ils s’y dressent à la verticale, figures de proue post-industrielles rescapées d’un terrible naufrage. Les catastrophes naturelles, il n’y a rien de tel pour faire marcher la fonction fabulatrice.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Et ce n’est pas l’artiste qui les a disposés en ces lieux qui viendra enrayer cette dérive, où surnagent des images de cyclones vues à la télé, d’antiques superstitions de géographies maudites et les échos de cet “Atlantique noir” identifié par Paul Gilroy comme l’espace d’une construction culturelle transnationale de la diaspora africaine.
Un artiste déjà remarqué à la Biennale de Lyon
“J’ai récupéré un avion entier que je stocke dans mon atelier et que je démembre petit à petit”, glisse Julien Creuzet avec malice, histoire de brouiller encore un peu plus les pistes. A vrai dire, pas de meilleure introduction à son travail que ces feuilletés narratifs qui s’effritent en une multitude de nouvelles histoires dès lors que l’on croque dedans.
Né en 1986, diplômé de l’école d’art de Caen/Cherbourg puis passé par le post-diplôme des beaux-arts de Lyon et par Le Fresnoy, l’artiste hante depuis quelques années déjà le paysage artistique. De celui qui dit avoir d’abord voulu être rappeur, on connaissait les performances et les vidéos, où la poésie et la scansion de bribes de mots librement associés venaient relier entre elles les images et les sculptures faites de bric et de broc.
Dès la rentrée, c’était sa grande installation en forme de collage visuel que l’on retenait de la Biennale de Lyon, la seule à aborder les tenants politiques de ces “mondes flottants” pris pour thématique de la manifestation.
Désormais, deux présentations solo parisiennes, à la Fondation Ricard et à Bétonsalon, permettent de prendre la mesure d’une œuvre proliférante aussi sensorielle que complexe – qui à vrai dire exige d’être vue seul, en immersion et avec une totale soumission aux cris et chuchotements qui émanent des pièces.
A mi-chemin entre naturel et artificiel
Un poème écrit par l’artiste irrigue souterrainement les deux expositions. “En septembre dernier, deux cyclones, Irma et Maria, ont ravagé les Antilles. En soi, ce ne sont pas les premiers, j’en ai déjà vécu d’autres, explique Julien Creuzet, d’origine martiniquaise, à propos de la genèse du texte qui résonne dans les deux expositions, mi-chanté, mi-scandé.
”Ce qui était frappant cette fois-ci, c’était d’observer à quel point leur traitement dans les médias venait révéler toute une série de dissymétries. Ainsi, sur place, “les Français” désignait en général les Français de métropole, comme si les Français des Caraïbes ne l’étaient pas pleinement.”
Ces avions, comprend-on, sont également ceux qui acheminèrent les Antillais en métropole alors que les premiers congés bonifiés furent mis en place, retraçant une seconde vague de migrations se superposant aux déplacements spatiaux de l’ère coloniale.
Contre le retour rampant du communautarisme
Mais rien n’est jamais explicite. A Bétonsalon, la forme se délite, tout se répand au sol, les tapis cheap glanés dans les boutiques orientales de Montreuil comme les vestiges fossilisés à mi-chemin entre naturel et artificiel (éponge marine ou vestige archéologique ?).
Au contraire, à la Fondation Ricard, des parois verticales hérissent le parcours d’épines langagières plantées dans le pied de la bien-pensance. Comme pour empêcher que l’on n’efface les graffitis informels qui se chargent habituellement de l’effet poil à gratter, s’étalent en grandes lettres peintes sur panneaux les mots “Outre-Mer Français”, “Toxique Exhale”, “Parfois Purpurique”.
Ces rebuts toxiques du refoulé colonial, aucune mer ne les engloutit tout à fait, pas plus que cette moitié de basket fluo désormais imbriquée à une conque que l’on croise un peu plus loin.
“Le rôle de la poésie et de la musique est précisément de permettre d’exprimer des choses plus compliquées que les revendications d’un groupe, qui à mon sens est souvent une excuse pour ne pas parler à cœur ouvert.” Contre le retour rampant du communautarisme, s’immerger dans ces deux expositions, c’est s’ouvrir à la liaison magnétique avec l’altérité.
Toute la distance de la mer, pour que les filaments à huile des mancenilliers nous arrêtent les battements de cœur. – La pluie a rendu cela possible (…) Jusqu’au 19 février, Fondation Ricard, Paris VIIIe
La pluie a rendu cela possible depuis le morne en colère, la montagne est restée silencieuse. Des impacts de la guerre, des gouttes missile. Après tout cela, peut-être que le volcan protestera à son tour. – Toute la distance de la mer (…) Jusqu’au 14 avril, Bétonsalon, Paris XIIIe
{"type":"Banniere-Basse"}