La 70e édition du Festival d’Avignon s’ouvre avec Les Damnés d’Ivo van Hove. Rencontre fin mai, à Paris, avec le metteur en scène flamand, ses équipes techniques et des comédiens du Français.
Il est à peine midi lorsqu’on pousse la porte du studio 4 du CentQuatre où se déroule, à Paris, la répétition. Le metteur en scène, les équipes techniques et artistiques sont déjà présents sur les lieux. Le directeur du Toneelgroep d’Amsterdam, Ivo van Hove, est entouré de ses collaborateurs pour la scénographie, la lumière, les costumes et la musique, auxquels s’ajoutent l’habilleuse, le régisseur et le directeur technique de l’équipe du Français (après sa création dans la cour d’Honneur du palais des Papes, la pièce se jouera dès septembre à la Comédie-Française, salle Richelieu).
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Dans ce grand volume aux allures de sombre crypte, le feutré des discussions sur le processus de création mêle le français, le flamand et l’anglais. Ivo van Hove passe très naturellement de l’un à l’autre selon ses interlocuteurs.
“La métaphore du cérémonial de mort”
En attendant l’arrivée des comédiens, les ingénieurs du son testent à plein volume leurs dernières trouvailles : hurlement d’une corne de brume, gargouillis d’un égout qui se vide et insert de musiques industrielles nous font sursauter à chaque essai, alors que l’on découvre la scénographie conçue par Jan Versweyveld. Un espace de travail qui ne correspond ni au gigantisme des dimensions du plateau de la cour d’Honneur, ni à celles, plus resserrées, de la salle Richelieu. C’est donc dans un entre-deux qu’une scénographie provisoire est déployée sur la totalité du studio 4.
“C’est une installation d’art, explique Ivo van Hove. Nous avons réuni des éléments très concrets, des lits, des tables et des cercueils réalisés dans des matériaux rappelant la teinte du métal rouillé. Ces collections rigoureusement alignées délimitent au centre du plateau la surface d’une aire de jeu couverte de dalles déclinant toutes les vibrations de la gamme des orange. La réunion de ces éléments raconte plus que chacun d’eux pris individuellement et leur ensemble constitue la métaphore du cérémonial de mort qui s’y déploie.”
En plus de cette collection d’objets, s’inscrivent aussi dans cette composition des postes de maquillage, un horizon de portants pour les changements de costumes qui se feront à vue et une rangée de chaises où les comédiens se tiennent quand ils ne sont pas sur scène. Image d’un purgatoire aussi abstrait que terrifiant, cette invite à jouer sur un sol de braises rougeoyantes nous donne l’impression d’un immense gril sur lequel sont convoqués les comédiens.
“Montrer comment des humains sont capables de se déshumaniser”
Et tandis qu’ils traversent le plateau pour rejoindre les loges et se changer, on en profite pour demander à Ivo van Hove d’où est né son désir de monter Les Damnés : “Je crois qu’il s’agit d’un texte très important pour aujourd’hui. Quand j’ai fait ma présentation du projet aux acteurs la semaine passée, j’ai commencé par leur citer une phrase de Luchino Visconti : ‘Je voulais faire un film sur le nazisme parce que le nazisme révèle un renversement historique des valeurs.’ Cela parle d’un moment très précis qui se situe juste avant la Seconde Guerre mondiale et témoigne de la montée en puissance des SS au sein de la stratégie des nazis. Montrer comment des humains sont capables de se déshumaniser est ce qui est le plus important pour moi. D’où ma volonté d’en parler comme d’un rituel du mal.”
“Je n’ai pas voulu faire une adaptation du film de Visconti”
En s’emparant du scénario des Damnés, Ivo van Hove ne prétend pas pour autant rendre compte des images inoubliables de l’œuvre de Luchino Visconti. “Il faut oublier le cinéma, enchaîne-t-il. Je n’ai pas voulu faire une adaptation de son film, je ne l’ai d’ailleurs pas revu durant la préparation du spectacle. Imaginez que je monte Hamlet, je ne le ferais certainement pas en m’inspirant d’une mise en scène que j’aurais déjà vue. Pour Les Damnés, ce qui m’importe, c’est de mettre en scène les mots et les situations inscrits dans le scénario.”
A cette étape du travail, chaque répétition ne peut qu’offrir une vision fragmentaire du récit au regard de la descente aux enfers de la famille von Essenbeck. Représentants de l’aristocratie allemande, ces riches industriels participent de bon gré et pour leur plus grand bénéfice à un réarmement de l’Allemagne, pourtant interdit depuis la signature du traité de Versailles en 1919.
Quand le processus doit s’accélérer avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir, les nazis décident de se débarrasser de cette gouvernance familiale d’une autre époque pour installer comme directeur à la tête de l’entreprise un homme de paille, Friedrich Bruckmann qu’incarne Guillaume Gallienne.
“Tous sont manipulés par les volontés du national-socialisme”
Le premier acte s’achève sur l’assassinat du patriarche, le baron Joachim von Essenbeck, joué par Didier Sandre. “Je raconte l’histoire de cette famille comme celle d’un nœud de vipères où tous, au final, sont manipulés par les volontés du national-socialisme”, résume Ivo van Hove.
Le jour de notre venue, la troupe répète le début de l’acte II dans lequel la maison von Essenbeck est envahie par des nazis qui ne se cachent même plus tant leur emprise devient incontournable pour assurer l’avenir de l’entreprise familiale.
Ivo van Hove évite au maximum la reconstitution historique
Autant dire qu’on n’en mène pas large quand on voit débouler sur le plateau une petite troupe de SS et de SA tirés à quatre épingles avec leurs bottes de cavalerie impeccablement cirées… Même si la volonté d’Ivo van Hove est d’éviter au maximum la reconstitution historique en se contentant, pour les costumes, de reprendre simplement le code des couleurs et le dessin des silhouettes débarrassées de l’ostentatoire des insignes et des brassards à croix gammée.
Suite à la question d’un comédien, le metteur en scène se fait pédagogue et commence la répétition en se lancant dans une explication détaillée des différences entre le rôle des membres de la SA, celui des SS et des soldats de la Wehrmacht.
“On revit aujourd’hui l’apparition de ces mêmes mécanismes de pensée”
Mais à quelle urgence répond le choix d’Ivo van Hove de monter Les Damnés ? “Parce que ça parle d’une alliance entre l’industrie capitaliste et le monde politique au service d’un nationalisme extrême, enchaîne le metteur en scène. Une idéologie fonctionnant sur l’exclusion de tous ceux qui ne seraient pas reconnus comme de purs Allemands.”
“Pour moi, on revit aujourd’hui l’apparition de ces mêmes mécanismes de pensée un peu partout. Il suffit de voir exploser dans le monde la popularité des hommes et des femmes politiques d’extrême droite. Je pense aussi bien à Donald Trump aux Etats-Unis qu’à Marine Le Pen en France. Ces gens n’ont qu’un souhait : exclure les autres. Sans parler de ce qui se passe en Autriche, en Hongrie ou en Pologne. En ce sens, il y a plus à dire avec ce sujet en 2016 que dans les années 1970.”
Mais la violence dont parle Ivo van Hove ne se contente pas d’être politique. “L’autre motivation que j’ai est liée à l’attitude des garçons de cette famille qui sont très loin d’être des idéologues. Pour l’un, c’est la haine de sa mère qui est un moteur ; pour l’autre, c’est la haine née du désir de vengeance contre l’assassin de son grand-père. Chacun est une proie idéale et je ne peux m’empêcher d’y voir un lien avec les jeunes hommes qui participent du jihadisme aujourd’hui, qui sont des personnes frustrées et ont un passé de délinquant.”
“Il me semble que c’est le récit de ce qui est en train de nous arriver”
“Sans exagérer le rapprochement des situations, elles me semblent comparables dans le sens où la violence, quand elle est intériorisée, devient particulièrement destructrice lorsqu’elle se retourne contre la société. Quand j’ai vu le film dans les années 1970, j’avais l’impression que cela me parlait du passé. En le montant au théâtre aujourd’hui, il me semble que c’est le récit de ce qui est en train de nous arriver.”
Alerter le public sur la situation politique actuelle
Ce souci d’alerter le public sur l’insupportable de la situation politique actuelle amène Ivo van Hove à inscrire au cœur de son spectacle le rappel de faits historiques marquants à travers des images d’archives et la projection de commentaires explicatifs.
Pour lui, il y a quatre moments d’histoire aussi terrifiants qu’incontournables : la fin de la vie parlementaire, qui se joue avec l’incendie du Reichstag le 27 février 1933 ; le cauchemar concentrationnaire, avec l’ouverture du camp de Dachau, le 21 mars 1933 ; l’autodafé de 25000 ouvrages durant la nuit du 10 mai 1933 ; et la nuit des Longs Couteaux le 30 juin 1934 pendant laquelle les SS se débarrassèrent des SA.
Le rappel de tant d’horreurs n’empêche pas la bonne humeur. Un ange passe lorsque deux comédiens s’entraînent à se saluer en claquant des talons et que les autres s’y mettent aussi… tandis que, dans le rôle du baron Konstantin von Essenbeck, qui arbore sa tenue de dignitaire des SA, Denis Podalydès se fait gentiment remettre à sa place par son cousin, Wolf von Aschenbach, joué avec onctuosité par Eric Génovèse, dont le personnage a, quant à lui, choisi d’intriguer du côté de la SS.
“Chacun des acteurs savait entièrement son texte par cœur”
L’heure est venue de s’interroger sur l’évidente présence d’un grand nombre d’atomes crochus entre la troupe de la Comédie et l’artiste flamand. “C’est une rencontre joyeuse qui, dès le début, a été très productive, nous confie Ivo van Hove. Chacun des acteurs savait entièrement son texte par cœur. Je leur demande des choses très physiques et c’est important pour moi de ne pas avoir à travailler avec des comédiens encombrés par la nécessité de tenir leur texte à la main.”
“Je travaille de la même façon qu’avec ma troupe du Toneelgroep”
“J’apprécie aussi qu’ils restent à observer, présents et attentifs, même quand il ne s’agit pas d’une scène dans laquelle ils jouent. J’ai fait la distribution avec Eric Ruf, j’en connaissais certains, mais étant ces derniers mois à New York, je ne les ai tous rencontrés véritablement que le premier jour des répétitions. Je me sens un peu comme à la maison, je travaille en confiance avec eux, de la même façon qu’avec ma troupe du Toneelgroep.”
De fait, c’est un bonheur d’assister à ces premiers essais dignes de la pratique d’un chorégraphe, alors qu’Ivo van Hove règle les déplacements de ses comédiens pour construire les lignes de force de sa mise en scène. A l’image de cette séquence d’à peine une minute où il s’agit de trouver la manière de rendre fluide le mouvement d’un groupe d’officiers SS censés boire une coupe de champagne pour fêter la présentation d’un nouveau prototype d’arme automatique.
Autre exemple, quand Clément Hervieu-Léger, qui joue Günther von Essenbeck, fils de Konstantin, énumère la liste des écrivains dont les œuvres ont été désignées comme étant le rebus d’une littérature dégénérée devant être brûlée, Ivo van Hove lui précise : “Ce n’est pas qu’une liste. Quand tu cites Jack London, Marcel Proust ou André Gide, tu dois nous faire ressentir le fait qu’avec ces livres, c’est la pensée des auteurs que l’on brûle.”
Un metteur en scène travaillant à l’instinct
Dans la scène suivante, Martin von Essenbeck, l’héritier de l’empire industriel joué par Christophe Montenez, tente de séduire une fillette en lui offrant un cheval de bois. L’acteur arrive sur le plateau avec un ours en peluche pour figurer le jouet. Ivo van Hove l’interrompt et lui propose une alternative : “Essaie sans le jouet, invente un cheval imaginaire car ce que tu veux lui dire, c’est que le cheval dont elle a envie, c’est toi.”
Tout à coup, on est dans l’évidence. Maître de son processus créatif, Ivo van Hove intervient sans relâche en visionnaire sensible. Sculpteur de l’instant présent, il révèle une nature de metteur en scène travaillant à l’instinct… Et parvient avec un minimum d’explications au petit miracle de rendre chaque scène limpide. Au long de cette journée passionnante, l’artiste nous aura démontré maintes fois sa capacité à ouvrir des voies fulgurantes qui prennent d’abord en compte le corps de l’acteur dans l’espace pour éclairer le sens du texte.
Il est déjà 18 heures quand l’assistant à la mise en scène brise le charme de nos éblouissements. Comme une grande partie de l’équipe présente, nous allons devoir sortir de la salle car Jennifer Decker se met à nu dans la scène qui suit. Elle joue Olga, la maîtresse de Martin von Essenbeck, et ce qui va se dérouler bientôt dans l’intimité de leur chambre ne peut, au départ, se travailler qu’en petit comité.
L’après-midi a passé à une vitesse folle en compagnie d’Ivo van Hove. En rejoignant les coulisses, accompagnés par notre escouade de SS, on quitte à regret la place sur cette chute aux allures de teasing. Il nous faudra prendre notre mal en patience et attendre les pleins feux de la cour d’Honneur pour en savoir plus.
Les Damnés d’après Luchino Visconti, Nicola Badalucco et Enrico Medioli, mise en scène Ivo van Hove, du 6 au 16 juillet (relâche le 10) à 22 h, le 14 à 23 h, cour d’Honneur du palais des Papes
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