[Les Inrocks revisitent les années 2010] Les Chiens de Navarre et LA HORDE s’interrogeront le 24 novembre lors d’un talk pour Les Inrockuptibles sur le thème “Quelles formes d’art scénique ont émergé dans les années 2010 ?” L’occasion d’un flashback autour d’un minifestival anniversaire au Théâtre du Rond-Point en forme de bilan décennal.
Le samedi 23 et le dimanche 24 novembre, Les Inrockuptibles revisitent les années 2010 en partenariat avec Lafayette Anticipations. Toute la programmation ici. Entrée dans la limite des places disponibles.
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Rappel des faits. Au théâtre, avant de répéter sur le plateau, les comédiens ont l’habitude de décrypter les textes lors de séances qu’ils nomment le travail à la table. En s’emparant de cette pratique austère donnant aux répétitions les allures d’une réunion de moines se livrant à l’exégèse, Les Chiens de Navarre la transforment en une série de happenings tous plus dévastateurs les uns que les autres.
Ainsi, comme une piqûre de rappel à l’intention d’un public qui aurait raté quelques-uns des épisodes précédents, ils remettent sur le métier un triptyque avec Une raclette (2009), une fête des voisins qui part en vrille et se conclut en orgie dans un chaos pornographique ; Nous avons les machines (2012), où ils épinglent l’action humanitaire via les représentants d’associations caritatives réunis dans un comité des fêtes se téléportant chez les Martiens avant de sombrer dans un rituel cannibale. Et pour finir, avec Regarde le lustre et articule, en mémoire de la fameuse adresse de Louis Jouvet aux acteurs dans Le Comédien désincarné, les voici renouant avec une performance restée confidentielle.
Rencontre avec une délégation de la meute composée du metteur en scène Jean-Christophe Meurisse, flanqué de deux comédiens, Anne-Elodie Sorlin et Jean-Luc Vincent (voir l’article dans les Inrockuptibles du 5 février).
http://www.dailymotion.com/video/x19s9gz_on-n-est-pas-des-machines-les-chiens-de-navarre_creation?start=5
Comment s’est imposée l’idée d’un festival Chiens de Navarre au Rond-Point ?
Jean-Christophe Meurisse – En 2012, Jean-Michel Ribes est venu voir Nous avons les machines au théâtre de Gennevilliers et c’est lui qui a eu l’idée de ce festival. Je lui ai parlé de notre trilogie de la table, les déclinaisons fictives et formelles de tout ce qui peut se passer autour d’une table avec trois spectacles : L’autruche peut mourir d’une crise cardiaque en entendant le bruit d’une tondeuse à gazon qui se met en marche, Une raclette et Nous avons les machines. Au final, on a préféré ne pas reprendre L’Autruche…, mais ressortir une performance très peu vue, Regarde le lustre et articule qu’on a déjà jouée ponctuellement au Centre Pompidou à Paris, à Actoral à Marseille, au Dojo à Lausanne et au théâtre Daniel Sorano à Toulouse.
C’est une performance qui sera donnée sept fois. La lecture d’un texte assis à une table, une mise en place minimale qui s’annonce de prime abord très chiante, sauf que le public se rend très vite compte qu’on ne lit que des pages blanches. Là, c’est sans filet, sans canevas, les comédiens improvisent, jouent en direct une pièce qui n’existe pas. Et pour corser la chose, on pousse le vertige encore plus loin, en invitant chaque soir quelqu’un qui ne fait pas partie de la bande à se joindre à nous.
Ces deux dernières années, vous avez multiplié les créations. Deux en 2012, une en 2013 et la sortie d’un moyen métrage, Il est des nôtres. Les Chiens de Navarre ne seraient-ils pas au bord de la surchauffe ?
Anne-Elodie Sorlin – Un truc du genre, avoir le cerveau qui explose ?
Jean-Christophe Meurisse – La montée en fréquentation du public nous a fait passer effectivement à la vitesse supérieure avec le risque réel de la surchauffe. J’ai cru qu’on allait exploser en vol, c’est pour cela qu’on a un peu calmé le jeu et, cette année, on se consacre d’abord à la reprise des spectacles et à leur diffusion, plutôt qu’à la création d’une nouvelle pièce.
On a l’habitude de dire que l’appétit vient en mangeant, mais à créer des spectacles à un tel rythme, n’y a-t-il pas le risque d’en tarir la source ?
Jean-Christophe Meurisse – Ça dépend de quel pied je me lève. Il y a des matins où je pense effectivement que c’est en forgeant qu’on devient forgeron, mais d’un autre côté, notre travail est basé sur la nécessité de ce que l’on veut raconter sur le plateau. Et la nécessité, c’est quelque chose qui ne s’interpelle pas comme ça. Il faut faire très attention à nos colères et à tout ce qui en découle, car ce que l’on craint par-dessus tout, c’est de se répéter. On veut garder la liberté d’inventer et ça passe obligatoirement par une interrogation perpétuelle de nos désirs.
Anne-Elodie Sorlin – C’est presque un autre métier que de tourner un spectacle, mais comme on les improvise toujours sur le plateau, ils mutent naturellement d’une représentation à l’autre. A force d’être hyperactifs, il y a le risque de se retrouver chaque soir en création et de se comporter comme des dévoreurs d’idées neuves qui pourraient trouver leur place dans un prochain spectacle. L’idée étant de ne pas donner prise à l’image réductrice et rassurante d’un travail pouvant se résumer au grotesque d’une caricature sociale afin que le miroir tendu continue de fonctionner.
Jean-Luc Vincent – C’est vrai qu’avec trois spectacles en même temps, on a pu avoir le sentiment d’arriver au bout de quelque chose, à la limite d’un épuisement créatif. Il est nécessaire de pouvoir se nourrir ailleurs, de ne pas être continuellement sur le plateau … A un moment donné, c’est insuffisant. Par exemple, notre désir de rompre avec le théâtre pour parler du monde de la danse. C’était une commande de Marie-Thérèse Allier à la Ménagerie de Verre qui nous a dit : “Qu’est-ce que vous feriez si vous ne parliez pas ?… Eh bien, dansez maintenant ! ” On était déjà en train de répéter Quand je pense que nous vieillirons ensemble et il fallait tout à coup mener de front deux créations, cette pièce et Les danseurs ont apprécié la qualité du parquet. Etonnamment, on a réalisé qu’on aimait beaucoup ça, car les spectacles se sont nourris l’un de l’autre et avoir deux poêles sur le feu est finalement très excitant.
Jean-Christophe Meurisse – C’est le système des vases qui communiquent. Je me suis aussi aperçu qu’entre le tournage du film, la création de Quand je pense… et celle des Danseurs…, il y avait une forme d’urgence, une situation créatrice très productive. C’est tout le paradoxe… Et en même temps, il faut nourrir son “ça”, car les Chiens de Navarre, c’est le théâtre du ça, l’expression même du plaisir immédiat, de la mise à jour du refoulé, de la libération des pulsions. C’est vrai, dans la compagnie, on emmerde le surmoi !
Mais la vie en groupe, ça ne devient pas très vite insupportable ?
Jean-Christophe Meurisse – La vie en groupe, c’est ce qu’on raconte à longueur de spectacles. Nous, on n’a jamais été un groupe fusionnel, on est une somme d’individualités, et hors des périodes de création, on ne se voit plus en groupe, c’est la meilleure façon de rester très différents les uns des autres. La crainte, dans un groupe, c’est son côté cannibale et le risque, c’est que certaines personnalités y soient digérées. Alors, on est très vigilants, même s’il n’y a pas de méthode pour éviter ça. On essaye de marcher par à-coups pour éviter l’overdose. Au final, dans la répartition des tâches, je suis celui qui porte la parole commune. Il y a “je” et il y a “eux”. Il y a moi qui arrive avec des désirs et comment dealer avec leurs désirs pour qu’au final, on en fasse un spectacle ?
Jean-Luc Vincent – Parfois, il suffit d’aller voir ailleurs pour avoir envie de revenir ! Il nous arrive de travailler avec d’autres, mais la plupart du temps, il y a tellement d’ennui à le faire qu’au final, ça renforce les liens de la troupe plutôt qu’autre chose.
Avec le film Il est des nôtres, tu réalises ton désir de faire du cinéma avec comme personnage principal, le musicien de free jazz Thomas de Pourquery.
Jean-Christophe Meurisse – C’est arrivé à un moment où j’en avais marre d’être à 100 % au service des Chiens de Navarre. Avec ce film que je signe, je goûtais enfin à une forme de liberté et d’autonomie de création. J’avais en tête depuis longtemps cette histoire de reclus et je savais que ce serait impossible de la monter au théâtre. Il s’agissait de réaliser un vieux rêve de cinéma, tout en trouvant une forme d’aération par rapport à la responsabilité de n’être que le metteur en scène de la troupe.
Votre succès auprès du public est incontestable. Quid des accusations faites à vos débuts vous désignant comme hype, parisianistes et confidentiels ?
Jean-Luc Vincent – C’est une jolie revanche. On nous a tellement répété : “Vous jouez pour vos amis, le petit milieu des branchés.” Nous, on a toujours dit que ce n’était pas vrai. Du coup, c’est très beau de voir que nos spectacles peuvent être appréciés par le plus grand nombre. Notre volonté reste de faire un théâtre populaire. Le fait qu’on soit nous-mêmes dépassés par les événements, qu’il se passe des choses qu’on ne maîtrise pas à travers ce succès public, est particulièrement réjouissant.
Jean-Christophe Meurisse – Oui, ces jugements nous ont longtemps blessés parce qu’au début, on jouait à la Ménagerie de Verre, au Centre Georges Pompidou, au Théâtre de Gennevilliers et aux Bouffes du Nord, des lieux qui, chacun à leur façon, sont des temples du théâtre contemporain, et effectivement, on était taxés de snobisme. Alors que moi, je suis de Bretagne où j’ai passé vingt ans et où je n’ai jamais connu quoi que ce soit qui approche du théâtre. Comme la plupart d’entre nous, je ne suis pas du sérail et ne viens pas d’une famille “cultureuse”. J’ai toujours connu l’art et la culture par leur versant populaire, il est normal et honnête qu’aujourd’hui, on poursuive avec un théâtre populaire qui n’a pas besoin de références et qui, pourtant, a ses exigences.
Etes-vous aussi bien reconnus par les tutelles que par le public ?
Jean-Christophe Meurisse – Là, ça coince toujours… Ça fait cinq ans qu’on demande à la Drac (Direction régionale de l’action culturelle – ndlr) une aide à la production et le conventionnement. Mais, comme pour demander le conventionnement, il faut d’abord obtenir une aide à la production et qu’on ne l’a jamais obtenue, le serpent se mord la queue… Ce n’est que depuis décembre qu’un avis enfin favorable nous permet d’espérer une aide à la création pour 2014. Etrangement, même si le ministère nous considère avec bienveillance, il y a toujours dans les commissions d’attribution des Drac des gens qui nous haïssent et disent que ce qu’on fait ne remplit pas la mission du théâtre public. En tant que chef de troupe, je suis profondément blessé et meurtri par cette situation. Le fait de dire que ce n’est pas du théâtre, que ce théâtre-là ne concerne pas la mission du théâtre public nous est insupportable… Donc, nous, on est au bord de dire : on arrête. Les gens ne se rendent pas compte du décalage qu’il y a entre la popularité qu’on a en ce moment, les relais médiatiques qui l’accompagnent, et la réalité financière de notre fonctionnement. Le fossé est énorme.
Dans quelle économie travaillent les Chiens de Navarre ?
Jean-Christophe Meurisse – J’ai des convictions politiques, et à travers notre pratique, je revendique aussi d’inventer une forme d’utopie sociale. Tout le monde est payé au même cachet et touche le même forfait pour les répétitions, que ce soit le régisseur, les comédiens, l’administrateur. Les droits SACD sont divisés à parts égales entre nous. Tout le monde est à la même enseigne. Les budgets de production sont basés à 80 % sur les salaires, ce n’est que de l’emploi, que de l’humain. Concrètement, la viabilité de la compagnie est aujourd’hui sérieusement menacée et on est en mode survie. Pour vous donner un chiffre, sur la dernière création, Quand je pense que nous vieillirons ensemble, on a été payés 2 750 euros brut pour les trois mois de répétition. Vous vous rendez compte ? Comment peut-on vivre avec 700 euros par mois pour créer un spectacle ? Là, on approche de la prochaine création et on a à peine réuni le quart du budget nécessaire. Depuis huit ans, j’ai la responsabilité d’une équipe de seize personnes qui m’est fidèle et quand ils viennent me voir en disant : “Tu te rends compte, tout est rempli, on va aller partout en Europe et on touche 120 euros net par représentation ! ”, je suis décomposé…
Jean-Luc Vincent – On entend très bien qu’il y a moins d’argent pour monter les productions, on n’a pas envie de vider les caisses de l’Etat et on sait qu’il y a d’autres compagnies beaucoup plus en difficulté que nous et dont le travail est tout aussi important…. Il ne s’agit pas que de nos salaires. Ça met aussi en question la juste répartition de l’argent public en termes de production. De même qu’on répartit entre nous les sommes qu’on touche, il y a un moment où on aimerait que l’argent public soit distribué de façon plus égalitaire.
Pensez-vous être écartés des subventions publiques parce que vous êtes une troupe et défendez un théâtre comique, de création et d’improvisation ?
Anne-Elodie Sorlin – Parce qu’on est drôles, les plus méchants nous poussent souvent à aller faire de la télé. Chacun dans son média, sa petite case. Ça veut dire que puisqu’on est des amuseurs, alors on n’a qu’à faire une émission en prime time…
Jean-Christophe Meurisse – C’est tout le problème et je déteste ce mot : la mission du théâtre subventionné. En France, le théâtre doit représenter la continuité de l’enseignement au programme du ministère de l’Education Nationale. C’est quand même un gros souci. J’enfonce une porte ouverte, mais le théâtre, et l’art en général, est là pour déranger. On me dit, tu fais un théâtre marginal, donc, c’est quelque chose qui ne rentre pas dans l’institution. Mais, faut arrêter de déconner. On ne fait pas un théâtre expérimental, radical… C’est un théâtre cathartique, un théâtre qui fait du bien !
Festival Les Chiens de Navarre : Une raclette, du 5 au 16 février ; Nous avons les machines, du 19 février au 2 mars ; Regarde le lustre et articule, les 8, 15, 16, 22, 23 février, 1er et 2 mars (Avec Pierre Maillet le 8 février, Claire Delaporte le 15 février, Nicolas Bouchaud le 16 février, Cyril Bothorel le 22 février, Christophe Paou le 23, Solal Bouloudnine et Olivier Veillon de l’Institut des Recherches Ne Menant A Rien le 1er mars, et Thomas Clerc le 2 mars). Au Théâtre du Rond-Point, Paris VIIIe, 01 44 95 98 21,
Il est des nôtres, film de Jean-Christophe Meurisse, du 8 février au 2 mars, les samedis et dimanches à la séance de 12 h au cinéma Le Balzac, Paris VIIIe.
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