Un parfum des années 1980 flotte sur la scène artistique : trois expositions monographiques d’artistes phare de la décennie – Combas, Di Rosa, Ben – nous replongent dans l’époque de la Figuration libre.
Il faut avoir traversé frontalement les années 1980 en France pour mesurer aujourd’hui l’étrange sensation de voir réapparaître leur ombre portée dans le paysage de l’art, à la faveur de la présence réactivée de certaines de ses figures principales comme Robert Combas, Hervé Di Rosa ou de leur complice Ben.
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Trois expositions en guise de monographies reviennent en même temps sur le parcours de ces artistes phare de la décennie, un peu éclipsés dans les années 1990, et réapparus dans les années 2000 (création du musée international des Arts modestes à Sète par Hervé Di Rosa en 2000, première rétrospective de Robert Combas au musée d’Art contemporain de Lyon en 2012…).
Voir ces peintures, brut de brut, en 2016, constitue ainsi une expérience forcément indexée aux souvenirs de ces années 1980 dont ils furent largement le visage et l’esprit. Le punk laissait alors la place à la new-wave, la culture populaire élargissait ses frontières et légitimait ses codes dans les cercles de la culture académique, la nuit parisienne s’agitait avec des clubs à gogo, du Palace aux Bains Douches, le graffiti s’affichait sur les murs des villes, Combas et Di Rosa étaient aux avant-postes avec leurs toiles chamarrées.
En rupture avec l’art conceptuel
L’histoire de ces peintres résistant aujourd’hui à l’oubli commence au tout début des années 80 avec une exposition de Ben, figure clé du mouvement Fluxus, qui organise à Nice en 1981 une exposition considérée comme la scène primitive de la Figuration libre, 2 Sétois à Nice, Ben expose Robert Combas et Hervé Di Rosa. L’expression “figuration libre“ fut inventée par le critique d’art Bernard Lamarche-Vadel, qui en même temps que Ben, installa ces artistes sur le devant de la scène avec une autre exposition de 1981, dans son loft parisien, Finir en beauté. Sur une idée de Ben à nouveau, Marc Sanchez organise l’exposition en 1982 L’Air du Temps, Figuration libre en France à la galerie d’art contemporain de Nice. Combas commence alors à exposer chez Yvon Lambert, et Hervé Di Rosa à la galerie Gillepsie-Laage-Salomon : leur carrière démarre pleinement.
Outre Robert Combas et Hervé Di Rosa, le mouvement est alors constitué de jeunes gens comme Rémi Blanchard, François Boisrond, Louis Jammes, Loïc Le Groumellec, Jean-Charles Blais… Une vraie bande des années 1980, comme si celles-ci se réduisaient en grande partie, dans le champ esthétique, à ses facéties, en rupture avec une tradition installée de l’art conceptuel.
Le galeriste Yvon Lambert, proche de la scène artistique des années 1970, visite l’exposition de Lamarche-Vadel en 1981 et découvre, enchanté, les toiles de Robert Combas. Il perçoit immédiatement le vent nouveau qu’il fait souffler dans le paysage artistique hexagonal, en écho à ce qui se passe ailleurs : une peinture figurative et colorée s’impose, en écho (lointain) aux néo-Expressionnistes et aux Nouveaux Fauves en Allemagne (Georg Baselitz, Anselm Kiefer…), à Trans Avant-Garde en Italie (Francesco Clemente, Mimo Paladino…), à la Bad Painting aux Etats-Unis.
Accompagner son temps
Contemporains de Keith Haring, Jean-Michel Basquiat, Julian Schnabel, Kenny Scharf…, les peintres français s’inspirent en ce début des années 1980 de la culture de la rue et des formes populaires de l’art visuel (bande dessinée, graffiti) ou musical (le post-punk…). Cette nouvelle génération de peintres désinvoltes et décomplexés se distingue alors des codes dominants de l’art conceptuel et minimal des années 1970.
Mais Yvon Lambert se heurte au sein de sa propre galerie à certains artistes qui observent d’un mauvais œil cette scène émergente, trop légère, estimant qu’elle ne repose que sur du vent et que seul la porte un effet de mode. La figuration et la liberté ne passent pas auprès des artistes conceptuels. Daniel Buren, entre autres, se fâche avec le galeriste qui n’en démord pas : le travail de Robert Combas lui semble au contraire de son temps, et à cet égard, il estime nécessaire d’y être attentif et de l’accompagner.
“Je ne pouvais continuer mon aventure tel un antiquaire qui ne montrerait que ses artistes défendus auparavant, j’ai toujours souhaité exposer les artistes de mon temps et j’ai donc décidé de franchir cette frontière, quitte à me fâcher avec certains, et proposer un programme qui alternerait les pères des mouvements des années 70 et la jeune génération en devenir“, explique Yvon Lambert dans le catalogue qui accompagne l’exposition que le musée récemment agrandi de sa Collection en Avignon lui consacre (plus de 250 tableaux).
Comme le rappelle Eric Mézil, directeur de la collection Lambert et commissaire de l’exposition, “dans les cinquante ans de l’histoire de la galerie d’Yvon Lambert, l’artiste Robert Combas occupe une place très spécifique”, puisqu’il est l’un des artistes les plus représentés dans le fonds de la collection, avec Nan Goldin et Andres Serrano. “Il arrive dans cette aventure à mi-parcours, au milieu des années quatre-vingt, époque de véritable révolution du marché de l’art et de l’histoire de la peinture dont Combas en est le parangon le plus symbolique.”
Après avoir ouvert au début des années soixante sa première galerie à Vence, Yvon Lambert s’installe à Paris en 1965 et constate que Paris a perdu son monopole de capitale des arts au profit de New York, en s’endormant dans l’académisme de l’abstraction. Yvon Lambert découvre les maîtres américains, Jasper Johns, Robert Rauschenberg ou Andy Warhol, et se lance vite dans l’aventure de l’art minimal, l’art conceptuel et du Land art.
Yvon Lambert aime ce qu’Eric Mézil appelle un “art drolatique, rappelant tout autant le grand coloriste Gaston Chaissac que les grivoiseries d’une décennie de totale liberté de pensée, à mille lieues de notre époque plombée par le politiquement correct et le retour des morales idéologiques et religieuses qui dominent tous nos débats“.
Yvon Lambert s’en souvient encore : “Ses toiles et ses dessins correspondaient totalement à l’attente du public plus jeune et moins attentif aux considérations théoriques qui sous-tendaient les œuvres de mes artistes antérieurs. Alors qu’avant, les visiteurs et les collectionneurs pénétraient dans ma galerie en se demandant ce qu’ils allaient trouver, et aussi ce qu’il fallait comprendre, là, c’était la gaieté partagée et la drôlerie communicative qui s’affichaient sur mes murs“.
Dans les salles baignées de lumière du sublime bâtiment de la collection Lambert, les dizaines de peintures, aux formats parfois géants, sans cadre, à même un tissu (un rideau, une couverture…) témoignent de l’étrange alchimie qui agite ses traits et ses motifs, entre le facteur Cheval, Gaston Chaissac et la tradition de l’art brut. Parmi les toiles, certaines accrochent le regard quand d’autres se perdent dans une impression de répétition un peu vaine : la toile faite en hommage au Velvet Underground lors de l’exposition Warhol à la Fondation Cartier en 1990, signée par les quatre membres du groupe et par Billy Name, se distingue parmi d’autres, dans lesquelles vibrent aussi les sujets de société d’alors (la montée du FN, par exemple…).
Indexée aux sujets de l’actualité de ces années 80, à ses événements mineurs ou mémorables, l’œuvre de Combas traduit autant l’esprit de son temps – politique, culturel, social – qu’elle exalte la furie d’un geste pictural compulsif, intuitif, libérant les codes de la figuration, qui ne sont jamais aussi subtils que lorsqu’ils se concentrent sur l’art du portrait, c’est-à-dire là où sa peinture, dans sa plus simple et sincère approche, s’extraie de ses penchants hypertrophiques, parfois étouffants.
Grand coloriste – “L’un des plus grands de sa génération“ estime Yvon Lambert – , mais aussi vrai conteur de son époque, Robert Combas reste ce témoin clé de l’esprit des années 1980 ; privilège qu’il partage avec son complice Hervé Di Rosa, dont la Maison Rouge expose en même temps l’ensemble de l’œuvre.
Un cabinet de curiosités géant
Jusqu’à présent, aucune exposition monographique d’Hervé Di Rosa, rassemblant l’ensemble de ses œuvres, n’avait été réalisée. La Maison Rouge comble ce manque avec cette exposition dont le titre même Plus jamais seul traduit un geste artistique sans cesse raccroché à l’idée d’une conversation permanente avec les objets et les gens qui peuplent son monde : un monde en mouvement, sans frontières, sans ordre hiérarchique entre modes de représentation. Hervé Di Rosa est autant artiste que collectionneur compulsif, ouvert à toutes les formes d’objets, y compris les moins reconnus, en référence à ce qu’il appelle “l’art modeste“, défini comme un art “proche de l’art populaire, de l’art primitif, et de l’art brut“.
Dans les salles remplies à ras bord de la Maison Rouge, on contemple, entre rire et étonnement, des broderies, des céramiques, des soupières en faïence, des assiettes de sa mère, des vases, des figurines de bande dessinée, des voitures miniature, des aquarelles, des robots… Un cabinet de curiosités géant, où la curiosité procède surtout du spectacle de la folie douce de celui qui accumule, juxtapose, entremêle, compose, associe, confronte, réajuste…
Au-delà même de la question du goût, évidemment compliquée dans ce foisonnement d’objets compilés qui tient autant d’une foire à tout que de l’exploration d’une aventure intime, ce qu’Hervé Di Rosa expose à la Maison Rouge, c’est sa vie en forme de collages des traces sensibles qui l’animent. L’enfance de l’art de Di Rosa, c’est ici l’enfance de Di Rosa elle-même qui semble nourrir son art de tous ses souvenirs inconscients.
La carte qu’il dresse de son territoire dessine le plan de sa marche : les arts modestes, son pays, se situent dans un dialogue frontalier avec les “peuples“ extérieurs qui l’influencent, comme des étrangers s’assimilent avec le temps, sans effacer leurs propres pratiques culturelles. Tous les bagages sont autorisés dans le pays d’Hervé Di Rosa. Entre les jouets, la décoration, l’art brut, les beaux-arts, les dessins animés, les enseignes, l’art populaire ou les peintres du dimanche…, son espace de création révèle sa puissance de réceptivité des autres, des souvenirs et des affects. Il n’y a d’art chez Di Rosa qu’à proportion de ce qui le nourrit au quotidien : des formes imparfaites qui l’attirent par la modestie de leur inscription dans l’histoire des représentations. Des formes avec lesquelles il joue habilement, comme dans les salles où s’exposent les voitures d’enfant sur des étagères traversant les murs de part en part.
Le centre de son monde, ce sont ses errances et ses errements parmi tous les styles possibles et les registres esthétiques, sans cœur véritable autre que l’envie de jouer avec tout ce qu’il voit, et d’en garder la trace, pour ne plus jamais être seul. “Mon style, c’est d’avoir tous les styles, de n’avoir par conséquent aucun style“, confesse-t-il. Dans cet aveu confondant, se cache la sincérité d’un artiste, aussi à l’aise avec le médium de la peinture (belles toiles de Miami, par exemple) que soucieux de s’effacer devant la présence brute d’objets minimes. Pour lui, tout, d’une certaine manière, est art, même s’il reste modeste.
Tout est art ?: le titre de l’exposition de Ben, sous le commissariat d’Andres Pardey, au Musée Maillol, qui accompagne Combas et Di Rosa au début des années 80, rouvre cette question autant qu’elle retrace elle aussi l’histoire d’une œuvre. Une œuvre surtout dominée par “les actions de rue“ de l’artiste dans Nice au début des années 1960, comme ce Regardez-moi, cela suffit (Ben est assis au milieu de la promenade des Anglais avec ce panneau), ou comme Je signe la vie (Ben tient une porte et annonce à celui qui voudra passer à travers qu’il deviendra une œuvre d’art), ou encore “signer la ligne d’horizon”, dont le geste consiste à tracer et signer la ligne d’horizon sur une plaque de verre devant la mer…
De Ben à Robert Combas et Hervé Di Rosa, c’est donc une page de l’histoire de l’art hexagonal des années 1980 qui se rappelle à nos souvenirs, comme une manière d’affirmer contre tous ceux qui en avaient négligé le poids depuis une vingtaine d’années, que la Figuration Libre fait aujourd’hui moins de la figuration qu’elle n’affiche la persistance de sa liberté, colorée, prolifique, modeste.
Jean-Marie Durand
Les Combas de Lambert, Collection Lambert, Avignon, jusqu’au 15 juin 2017
Plus jamais seul, Hervé Di Rosa et les arts modestes, La Maison Rouge, Paris, jusqu’au 22 janvier 2017
Tout est art ?, Ben au musée Maillol, Paris, jusqu’au 15 janvier 2017
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