Chaque année, le Cabaret de Curiosités initié au Phénix de Valenciennes par Romaric Daurier, offre un panel excitant de la jeune création.
Tristes Tropismes annonce l’édition 2020, se faisant fort d’explorer “l’anthropologie d’un présent parfois sombre, souvent abasourdissant, mais pouvant révéler des alliances fabuleuses”. La soirée d’ouverture du 3 mars fut à cet égard exemplaire, avec les deux créations de Noëmie Ksicova et de Yuval Rozman. Une soirée contrastée, aussi bien dans le ton que dans la forme, mais témoignant, dans les deux cas, d’un goût du risque et de l’aventure théâtrale réjouissants chez de jeunes artistes. Deux propositions soutenues par le Pôle européen de création, lancé par le ministère de la culture et mis en œuvre à Valenciennes depuis 2016, désormais rejoint par la Maison de la Culture d’Amiens qui les accueille en mars lors du festival Amiens Tout-monde. Un soutien et un accompagnement de poids, qui va de la création à la diffusion, nationale et internationale.
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Loss, conception et mise en scène Noëmie Ksicova
Dans Loss, Noëmie Ksicova choisit de donner vie aux morts et d’empêcher les vivants de tomber dans la morbidité. Point de départ, le suicide – inexpliqué, inexplicable – d’un adolescent. Une mort qui l’a marquée et l’a poussée à introduire le spectacle en venant sur le plateau parler à cet ado, Rudy, à nous le présenter en annonçant directement sa mort à venir et nous laissant ensuite, le temps de la représentation, le découvrir en famille. D’abord, encore vivant le soir où il fête ses 17 ans en famille, puis, après sa mort, constamment rappelé, évoqué et ranimé par le biais des souvenirs, des reconstitutions de moments gravés dans les mémoires de sa sœur, de ses parents et de sa petite amie. “On croit que c’est les morts qui ont besoin des vivants. C’est le contraire, c’est les vivants qui ont besoin des morts pour survivre”, nous avertit d’emblée Noëmie Ksicova.
Un levier de vie pour supporter la douleur
La mise en scène réussit à rendre sensible cet espace-temps troué, en suspens, où plonge la mort d’un proche, par la succession des lumières, la répétition des questions du quotidien qui meublent le silence sans attendre de réponse, la prostration des corps, la musique assourdissante, en écho à la brutalité du choc de la mort d’un enfant. Autour des parents joués par Anne Cantineau et Antoine Matthieu, acteurs confirmés et touchants dans leur insistance à chercher la faille qu’ils n’ont pas su voir sans sombrer dans le pathos, trois jeunes acteurs font leurs débuts sur un plateau. Et c’est un choc.
Dans le rôle de Rudy, Théo Oliveira Machado, sidère par sa plasticité, physique et ludique, creusant à chaque apparition le mystère de sa disparition. Encore lycéenne, Lumir Brabant, donne à Noëmie, la petite amie de Rudy qui vient s’installer chez lui après sa mort pour saisir et capter des bribes de sa présence, une fraîcheur saisissante, un entêtement rêveur à ne pas enterrer son amour encore vivace en elle. Enfin, Juliette Launay, la sœur de Rudy, traduit à merveille la complexité de sa place dans cette famille désormais bancale. Amputée d’un frère, ne pouvant le remplacer dans le cœur de ses parents, n’acceptant pas la présence de sa petite amie avant d’y trouver elle aussi un levier de vie pour supporter la douleur. Le deuil, ce n’est pas accepter la mort, c’est accepter la place qu’elle prend dans notre vie. Un déplacement mental qui allège le corps, soutient l’âme et redonne du sens à la vie.
The Jewish Hour, texte et mise en scène Yuval Rozman
Changement radical de ton avec The Jewish Hour, deuxième volet de La trilogie de ma terre, à travers laquelle Yuval Rozman “questionne (sa) propre judéité depuis son arrivée en France, en prenant comme toile de fond le conflit israélo-palestinien”. On avait découvert avec enthousiasme le premier chapitre de ce projet, TBM Tunnel Boring Machine, déjà au Cabaret de Curiosités de 2017, où il imaginait l’histoire d’amour impossible entre le Palestinien Khalil et le soldat israélien Nadav.
Le second acte de sa trilogie est atrocement jouissif, politiquement incorrect dans les grandes largeurs, délicieusement insolent et vertement moqueur. On assiste en direct à l’émission de radio The Jewish Hour (podcast sur radiojuivefrancophone.israel) animée en direct de Netanya par la journaliste Stéphanie Aflalo. Elle reçoit ses invités à une heure de grande écoute – un rabbin, un athlète et l’intellectuel français BHL -, tous joués par Gaël Sall (tous deux, déjà remarquables dans TBM, font mouche et sidèrent par leurs talents combinés d’acteurs, chanteurs, musiciens et clowns…). A la régie son, Kevin, le frère de Stéphanie, est joué par Romain Crivellari avec toute la discrétion, qui hélas confine parfois à la lâcheté, que sa fonction implique.
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La guerre aux clichés est déclarée. Tous vont y passer. Et tant qu’à parler de l’Alya, de l’antisémitisme, de Caïn et Abel, de l’esprit du judaïsme, du nationalisme israélien et des colonies dans les territoires palestiniens, autant le faire avec humour. “Quand j’étais enfant, nous dit Yuval Rozman après le spectacle, mes parents étaient religieux et ma grand-mère, rescapée des camps, venait pour le shabbat. Mais elle n’était pas religieuse du tout et chaque fois, elle débitait des blagues toute la soirée. Elle me disait toujours que c’était le seul moyen de tenir dans les camps.” Message reçu. Alors, on rit beaucoup des horreurs qui sont dites. De la parodie des figures invitées : un rabbin invité à dire une réclame, un athlète ukrainien à l’hébreu inaudible et des multiples perruques dont s’affuble ce BHL impoli qui entarte l’animatrice, lui jette des quartiers de mandarine, va pisser au milieu d’une question et qui préfère parler de la politique d’Israël plutôt que de l’antisémitisme en France.
Jusqu’au silence plateau, la parole étant relayée par un texte projeté sur écran, violent, cru, décapé de toute bienséance pour dire l’insupportable que ce conflit génère, intimement, politiquement. Et que dire de ce finale musical étourdissant, toutes lumières éteintes, le plateau seulement éclairé par une étoile de David clignotante, parfois triangle, parfois étoile ? Message reçu… Cet automne, Yuval Rozman va passer quelques mois en Cisjordanie pour préparer l’acte 3 de sa trilogie, Adesh, qui abordera le conflit sous l’angle économique. Certes, après la guerre, le sexe et les médias, le nerf de la guerre est bien économique.
Tristes Tropismes – Cabaret de Curiosités, du 3 au 6 mars au Phénix de Valenciennes.
Loss, de Noëmie Ksicova, les 10 et 11 mars au festival Amiens Tout-monde, Maison de la Culture d’Amiens.
The Jewish Hour, de Yuval Rozman, les 16 et 17 mars, au festival Amiens Tout-monde, Maison de la Culture d’Amiens.
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