Changement sur l’échiquier des musées new-yorkais : le Whitney Museum quitte les beaux quartiers de Manhattan pour retourner à ses racines bohèmes du Meatpacking district. Sobre et fonctionnel, son nouveau bâtiment rend le musée à ses usagers : les artistes et le public. Une rupture radicale, alors que le MoMA, le Guggenheim et le Metropolitan sont accusés de jouer le jeu du star system.
A New York, après quatre ans de travaux, le nouveau bâtiment du Whitney Museum a ouvert ses portes au public le 1er mai. Conçu par l’architecte Renzo Piano, le musée d’art américain moderne et contemporain double sa surface d’exposition, quittant l’Upper East Side pour prendre ses quartiers plus au sud, dans le quartier trendy du Meatpacking District, situé entre la rivière Hudson et la Highline.
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Moins d’une semaine après, il est déjà possible de parler d’un effet Whitney – et pas seulement en raison de son inauguration ultra-médiatisée par Michelle Obama. Unanimement salué, et c’est assez rare pour le souligner, le Whitney bouleverse de fond en comble le paysage culturel new-yorkais, sa géographie, le rapport de force entre les institutions, et non moins la conception même du rôle du musée.
Ni vaisseau spatial ni tasse à thé
Car le Whitney n’est pas qu’un bel écrin. D’ailleurs, s’il est un qualificatif absent dans la farandole d’adjectifs laudateurs, ce serait bien celui-là : le Whitney n’est pas « beau ». Ce n’est pas un ultime musée trophée : ni vaisseau spatial (celui qui s’est posé dans le bois de Boulogne), ni tasse à thé (le petit nom du Guggenheim), il détonne par sa sobriété. Bien qu’imposant, se dressant sur neuf étages, sa forme externe découle directement de sa fonction : c’est la circulation des visiteurs et le souci d’intégrer l’environnement extérieur qui prévalent.
Pour Michael Kimmelman, critique d’architecture au New York Times, “il y a une générosité implicite dans l’architecture, le sentiment que l’art se connecte à la ville et vice versa.” Du point de vue de l’amateur d’art cette fois, Jerry Saltz, le critique d’art du New York Magazine, déclarait :
“Mon seul intérêt est l’intérieur du musée. Si je devais juger son aspect externe, je dirais qu’il ressemble à un hôpital ou à une compagnie pharmaceutique. Mais pour moi, son aspect générique suggère précisément que le but du Whitney n’est pas la grandeur, le show-business, la célébrité, ni même de devenir une destination architecturale prisée – le plus important est caché à l’intérieur.”
Conçu par l’architecte Renzo Piano, à qui l’on doit à Paris, et en collaboration avec Richard Rogers, le Centre Pompidou, le parallèle entre les deux musées s’impose. Ainsi Justin Davidson, dans sa critique architecturale pour vulture.com, rappelait-il :
« Lorsque Renzo Piano et Richard Rogers ont conçu le Centre Pompidou à Paris dans les années 1970, ils ont transformé la circulation en spectacle en plaçant des ascenseurs et des escalators dans des tubes transparents sur la façade. Au Whitney, Renzo Piano a redécouvert ce qu’il appelle l’architecture de la quatrième dimension : la ‘poésie en mouvement’. (…) ‘Lorsqu’on est sur l’une des terrasses, on voit les visiteurs entrer et sortir du bâtiment’, explique Renzo Piano, ‘Ça donne un aspect sociable à l’endroit. Ce n’est pas uniquement avec l’art et la ville que l’on entre en relation, aussi avec les autres visiteurs’«
Run the world, artists!
Le Whitney n’est donc pas spectaculaire, mais il « fait des vagues« . Pourquoi ? D’abord parce qu’il rend le musée à ses premiers intéressés : les artistes et les visiteurs. Une évidence ? Loin de là. Car l’une des principales spécificités du contexte culturel new-yorkais est le poids des trustees, ces collectionneurs privés directement impliqués dans les politiques institutionnelles publiques.
De fait, dépendant de fonds privés, les musées américains cèdent souvent aux sirènes du marché. La récente polémique déclenchée par l’affaire Björk au MoMA nous le rappelait, révélatrice d’un flirt toujours plus poussé avec l’industrie du divertissement. On pourrait également citer les nombreux bals, dîners caritatifs, et autres événements sans grand lien avec la préservation du patrimoine, auxquels les musées prêtent leurs murs. Par un hasard du calendrier, l’ouverture du Whitney a ainsi coïncidé à quelques jours près avec le fameux gala au Metropolitan Museum, au cours duquel on n’aura pas aperçu l’ombre d’une œuvre d’art – à moins de considérer que la robe-omelette jaune poussin de Rihanna puisse rentrer dans cette catégorie.
Or au Whitney, l’architecture a été conçue de manière à ce que les artistes puissent y faire ce qui était devenu difficile dans nombre de musées-écrins : de l’art. De l’art, du type de celui qui déborde de son cadre, fait des traces sur les murs blancs et détruit les sols en marbre.
Historiquement, les collectionneurs ont encouragé les musées à concevoir des espaces ressemblant à des sanctuaires, avec des colonnes classiques et des moulures, afin de souligner le caractère précieux des objets exposés. Plus tard, le modèle du cube blanc avec sol en béton brossé prend le dessus. Au nouveau Whitney cependant, le sol des quelque 4 600 mètres carrés d’espaces d’exposition n’est fait ni de marbre ni de béton, mais de bois de pin recyclé provenant des usines attenantes, afin que les artistes puissent y planter des clous ou en enlever des parties si nécessaire.
Dans un entretien à Kelly Crow du Wall Street Journal, Martin Friedman, l’ancien directeur au long cours du Walker Art Center à Minneapolis, prévoyait : Le Whitney force beaucoup de musées à tout repenser à neuf. Le Whitney n’essaye pas d’avoir l’air corporate ou institutionnel. Il invite les artistes à s’amuser« . Et de rappeler que la réouverture du Whitney s’inscrit dans une époque où les artistes sont de plus en plus nombreux à préférer les espaces alternatifs plus bruts de Downtown, des lieux dont les expos, par leur ampleur et leur qualité, n’ont souvent rien à envier aux institutions.
MoMA, Metropolitan, Guggenheim, Whitney : les quatre fantastiques
En passant de Uptown à Downtown, en abandonnant Manhattan pour le Meatpacking district, le Whitney se rapproche géographiquement du quartier des centres d’art, des artist-run spaces (lieu indépendant ouvert par des artistes) et des galeries alternatives. Le symbole est fort. En effet, si le Whitney est le premier musée à être entièrement construit à neuf depuis des décennies, les autres institutions préférant opter pour la solution de l’agrandissement du bâtiment d’origine, c’est aussi la première fois que l’un des quatre musées principaux de Manhattan, à savoir le MoMA, le Metropolitan, le Guggenheim et le Whitney, quitte le quartier.
Pour beaucoup, ce déménagement rebat les cartes et amène à revoir les rapports de force : l’équilibre dans la balance des pouvoirs est rompu. Roberta Smith, la critique d’art du New York Times, soulignait que lorsqu’une structure de cette taille ouvre, la sensation de transformation a lieu en temps réel. Elle poursuivait, dans l’édition du journal parue le jour après l’inauguration :
« Le nouveau Whitney provoque un rééquilibrage décisif et organique dans la balance des pouvoirs entre les principaux musées à New York. Ce changement profite à toutes les parties. Un signe de cela : vendredi dernier, le MoMA publiait dans le New York Times une publicité d’un quart de page où le musée félicitait le Whitney. Le geste paraissait aussi magnanime qu’étrange. ‘Bienvenue dans le peloton de tête’, semblait dire la pub. Et pourtant, à part le lettrage blanc, la page était intégralement noire, comme une annonce mortuaire. »
Que ces musées n’aient jamais été en compétition avant rend, pour Jerry Saltz, la situation inédite. Jusqu’ici, leurs missions, leurs collections, ainsi que leurs identités curatoriales, étaient distinctes : le Metropolitan revendique un ancrage dans le temps long, remontant 5 000 ans dans l’histoire, le MoMA était le temple du modernisme, et le Guggenheim, glissait-il avec malice, se distinguait en fait surtout par son architecture spectaculaire. Mais de nos jours, la course effrénée à la nouveauté et à la rentabilité brouille les pistes, et ouvre le champ à l’interdépendance et à la concurrence.
De l’effet Beaubourg à l’effet Whitney
Que l’architecture muséale soit toujours plus ou moins symbolique, qu’elle transpose dans l’espace une conception de la culture et reflète le contexte socio-économique, le philosophe Jean Baudrillard s’en faisait déjà l’écho en 1977.
Il publiait alors L’effet Beaubourg, un essai où il démontrait pourquoi le Centre Beaubourg, comme on appelait le Centre Pompidou, exposait une vision déterminée de l’ordre social. Le contexte de l’appel à projet architectural, lancé en 1969, était alors celui de l’après-Mai 68. Pour Baudrillard, les décisions politiques, même celles que l’on voudrait enfouir, éclatent au grand jour dans l’architecture extérieure : “Ce que Beaubourg veut cacher, déclarait-il, Beaubourg Carcasse le proclame« . Et plus loin : « Beaubourg est… un monument génial de notre modernité… Le reflet le plus exact, jusqu’en ses contradictions. De l’état de choses actuel. »
Comme Beaubourg à son époque, le nouveau Whitney marque d’une pierre blanche (littéralement) l’avènement d’un nouveau modèle, face auquel les autres institutions seront nécessairement forcées de prendre position. Parlera-t-on, dans quelques décennies, d’un mai 2015 des musées new-yorkais ?
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