Plus qu’une visite guidée dans un théâtre, Boîte noire, de Stefan Kaegi, est un spectacle dont vous êtes l’unique acteur-spectateur. Prodige !
Jusque-là, Stefan Kaegi, cofondateur du collectif Rimini Protokoll, se servait du théâtre pour y faire entrer le monde réel : enfants, muezzins, retraités passionnés de trains électriques, camionneurs, utilisateurs ou vendeurs d’armes létales… Du théâtre documentaire, mais pas seulement. Disons plutôt du matériau documentaire augmenté par un dispositif théâtral qui devient une expérience sensible partagée par le public.
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Lorsque le Covid s’est abattu sur l’Europe, Stefan Kaegi était à trois jours de la création de Société en chantier au théâtre Vidy pour l’ouverture du festival Programme Commun. S’ensuivit l’annulation, le confinement et le report de la création cet automne à la Comédie de Clermont-Ferrand. Quant au théâtre de Vidy, la direction se préparait aux travaux de rénovation du bâtiment et à sa fermeture cet été.
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Ça aurait pu en rester là mais, nous raconte Stefan Kaegi, “j’ai passé du temps avec Caroline Barneaud (directrice des projets artistiques et internationaux à Vidy, ndlr), on regardait le plateau vide, Vidy vide, Vidy Covid vide ! Je trouvais super la façon dont les souvenirs reproduisaient des spectacles que j’avais vus là. Je fermais les yeux et je les écoutais, j’ouvrais les yeux et je voyais encore les traces. “
Visite guidée en solitaire
Jusqu’au jour où tombe l’annonce de la réouverture des musées. « On s’est dit : pourquoi ne devient-on pas un musée ? Boîte noire est une exposition de ce qu’est un théâtre. » Aussitôt dit, aussitôt fait. A peine un mois plus tard, la première de Boîte noire a lieu le 9 juin. Après bientôt trois mois de privation théâtrale, on s’y rue. Quelle étrange sensation que de remettre les pieds dans un théâtre à l’arrêt. A l’appel de son nom, commence en solitaire une visite guidée du théâtre, dans tous ses recoins – des loges au plateau, du trou du souffleur à la salle de régie, des ateliers de construction au magasin d’accessoires… Toutes les cinq minutes, un nouveau spectateur démarre le parcours et croisera, tôt ou tard et à distance, celui qui le précède. Pas de plan à la main, il suffit d’écouter au casque la voix de l’archiviste et de suivre le tempo très précis de ses indications.
Mais ce n’est pas tout. Des fantômes font partie du voyage, on entend leurs voix dans l’espace ; on sait bien qu’on est seul, mais on tourne quand même la tête pour tenter de les voir. Cette magie a un nom, c’est le microphone binaural. Il spatialise la diffusion des voix entendues dans le casque : les techniciens du théâtre qui parlent de leur métier, les comédien·nes, la costumière, des machinistes et régisseur·sseuses, un agent d’entretien, un architecte ou un psychanalyste évoquent leurs souvenirs, échangent sur leurs expériences. Chaque séquence de la visite est scénarisée et transforme le spectateur en acteur de sa déambulation, jusqu’au point d’orgue où, éclairé au centre du plateau, il est amené à saluer une salle vide, à l’exception du spectateur qui l’a précédé et vu, depuis le trou du souffleur, par celui qui lui succède.
Dans mon cas, l’expérience fut d’autant plus troublante que celle qui me suivait n’était pas une spectatrice ordinaire, mais une actrice, Bulle Ogier, qui aurait pu nous raconter, à travers le casque, ses souvenirs des représentations de John Gabriel Borkman de Henrik Ibsen, mis en scène par Luc Bondy en 1993, entre autres. Un effet mise en abîme du protocole proposé qui ajoutait une touche de merveilleux à une expérience sur la mémoire qui restera, et pour longtemps, intacte, lumineuse, profondément réconfortante.
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Fabienne Arvers
Boîte noire – Théâtre-fantôme pour 1 personne, création de Stefan Kaegi au théâtre Vidy-Lausanne, jusqu’au 12 juillet.
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