Perspectives de reprises, formats web de compromis, ultraprécarité des artistes et des salles : état des lieux d’un secteur du spectacle vivant pour qui le coup d’arrêt est particulièrement sévère.
Le monde du stand-up français est au point mort depuis le 15 mars. C’est certes le cas d’à peu près toute la culture, voire de tout le monde, mais c’est le sien à un degré encore un peu plus préoccupant. Il n’est sans doute pas de discipline artistique moins adaptée aux nouvelles règles de distanciation sociale et de gestes barrière que cet art scénique, pratiqué dans de toutes petites salles congestionnées et sans fenêtres, souvent des caves, devant des spectateurs entassés les uns contre les autres, qu’il s’agit de faire rire bouche grande ouverte pendant une heure. L’adage n’a jamais été aussi actuel : le rire est contagieux. Pourra-t-il ne pas l’être ?
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Depuis deux mois, dans ce microcosme où tout le monde se connaît par habitude de se croiser sur les plateaux parisiens, et communique quasi quotidiennement par téléphone ou Whatsapp, on cherche des moyens de répondre “oui”. Si certains des artistes ayant accepté de nous répondre – anonymement ou non – affichent un relatif abattement (untel : “je fais une pause durable, parce que je refuse de jouer devant un public masqué” ; un autre : “ça va être triste de jouer devant des salles jaugées, on va le faire parce qu’on n’a pas le choix mais je ne me fais pas à l’idée”), beaucoup croient à la reprise, et de nouveaux formats émergent par la force des choses.
Entre la session Chatroulette et le comedy club
L’humoriste Shirley Souagnon a ouvert le Barbès Comedy Club en septembre 2019. Un lieu indépendant, géré par des comédiens, et à l’économie encore fragile même s’il s’est en quelques mois imposé comme un des principaux points de rendez-vous de la scène parisienne.
Depuis quelques semaines, le “BCC” s’est retroussé les manches. C’est via Zoom, et en direct de chez chaque participant que s’est déroulé son dernier plateau. Trois heures de comédiens variablement pixélisés, à mi-chemin entre la session Chatroulette et le comedy club, pour une forme encore tâtonnante et sans doute perfectible, mais qui répondait de toute façon surtout pour l’heure à un impératif de visibilité : “c’est avant tout un coup de com’”, explique Souagnon, “qui permet de dire qu’on est encore là, de garder le lien avec le public, et de diffuser une cagnotte Leetchi qu’on a mise en place au même moment”.
Approchant les 9000 euros à l’heure où nous écrivons ces lignes, la tirelire va financer « quelques cachets, quelques frais », encore loin de pouvoir assurer la survie du lieu. Ce n’est pas une collecte de dons – Souagnon tient à la nuance – mais une billetterie anticipée : “toutes les contributions, à part celles de 5 euros, offrent des places en contrepartie”. Des places pour quoi ? C’est toute la question : “on veut reprendre dès juin dans une certaine mesure, qui consisterait à faire jouer les comédiens non plus chez eux mais sur notre scène, devant un tout petit peu de public, afin de diffuser en live à un public plus large”.
Un compromis judicieux permettant de concilier le respect des règles sanitaires et celui des particularismes du stand-up, fondé de fait sur un besoin vital d’interaction, de feedback, de rire, d’applaudissement – une certaine électricité de l’air, un partage d’énergie, qui seul permet au comédien d’emporter la “salle”. Au format Zoom, et face à l’impossibilité technique d’entendre le public réagir sans couvrir le son des humoristes, elle a choisi d’afficher en webcam une quinzaine de spectateurs (avec leur autorisation), micro fermé, encouragés faute de mieux à ne pas être avares de réactions “visibles” (rires francs, mains agitées, etc.). “Ça a marché là, et dans un état d’esprit un peu particulier de solidarité, mais ce n’est évidemment pas un fonctionnement durablement viable.”
Pas de visibilité
D’où l’idée de ce format intermédiaire, limité à une poignée de spectateurs physiques, qu’elle espère mettre en place “en le couplant à une production de contenus, des talks, des podcasts, de la fiction”. Souagnon anime depuis quelques années, en tandem avec Rémi Boyes, le podcast Vivement Dimanche avec Michelle Drucké, enregistré en live depuis la péniche du Jardin Sauvage. Un épisode exceptionnel a succédé samedi aux trois heures de comedy club : “on n’a pas attendu le confinement pour découvrir Internet, on a des choses sous le coude. Mais on ne compte pas non plus devenir des influenceurs.”
La reconversion online n’est pas une option pour tout le monde. Le Madame Sarfati, dernier né des comedy clubs parisiens créé par l’humoriste Fary, a choisi de ne pas s’aventurer sur ces formats, moins compatibles avec son identité. Sado, programmatrice : “c’est compliqué pour nous car le lieu a été bâti sur une culture du secret, interdisant les photos et les vidéos de la salle”, un sanctuaire feutré caché au centre de Paris et scénographié par JR. La gérante Jennifer Soussan s’en remet donc à la perspective d’une reprise des représentations avec public, à la date et dans les conditions qu’annoncera le gouvernement : “chacun y va de son pronostic, en juin, en septembre, avec ou sans masques, un siège sur deux, un rang sur deux… tout ce qu’on peut dire, c’est qu’on n’a pas de visibilité, et qu’on espère pouvoir reprendre dès que possible.”
En attendant, le lieu se contente d’accueillir les comédiens qui le souhaitent pour des séances d’écriture à plusieurs (« comme cela s’est toujours fait informellement », explique Sado), et maintient son activité de restauration de façon caritative, au profit du restaurant solidaire de JR, le Refettorio.
« L’extérieur, c’est beaucoup de contraintes »
Reste l’éventualité de l’extérieur, a priori moins favorable à la contamination. On a pu entendre une certaine attente planer autour du One More Joke, ce rendez-vous monté en 2016 au bar parisien le One More, et qui a depuis beaucoup prouvé sa capacité à faire vivre sa marque hors les murs, itinérant sur un circuit de salles emblématiques (Cirque d’hiver, Grand Rex) mais aussi de sites outdoor insolites – investissant l’été dernier des spots littoraux, à Saint-Jean-de-Luz, à Luc-sur-Mer.
Le One More se passe carrément depuis 2019 d’un lieu fixe, mais quand on demande à son fondateur Certe Mathurin, lui-même comédien, s’il mijote des modalités de reprise estivale outdoor, il reste prudent : “j’ai personnellement reçu quelques invitations à partir de juillet pour des formats extérieurs, dans des lieux privatifs, des événements d’entreprise. Mais organiser avant octobre des événements publics avec le One More n’est pas prudent”. Et à long terme, son expérience ne l’amène pas à prédire que le stand-up troquera massivement les caves à murs de brique pour les prairies verdoyantes : “l’extérieur, c’est beaucoup de contraintes. Ça se fait, mais capter l’attention nécessaire suppose du matériel son, une organisation de l’espace. On ne peut pas comme ça jouer dans un champ.”
Cachets et chapeaux
Si les salles s’arment donc pour survivre selon des modalités qui leur sont propres, c’est aussi le cas des comédiens. Dans un secteur où on paye beaucoup « au chapeau » à la sortie des plateaux, à prix libre et souvent au black, les jeunes humoristes ne sont pas tous en mesure de faire leurs heures, bénéficier du statut d’intermittent, et donc des droits prolongés jusqu’en août 2021 par les dernières annonces d’Emmanuel Macron. “J’ai une chance incroyable : j’ai rempli le compte la veille du confinement”, raconte Merwane Benlazar. À un jour près, ce comédien de 25 ans serait resté sur la paille, sans cette dernière représentation de son seul-en-scène éponyme au Point-Virgule, une salle détenue par le producteur de spectacles Jean-Marc Dumontet et qui l’a assuré de l’accueillir à nouveau dès la reprise.
Ça ne s’est pas joué à beaucoup plus pour Louis Dubourg, MC du Madame Sarfati : “l’ouverture du Madame Sarfati et du Barbès Comedy Club ces derniers mois a joué un rôle majeur pour de nombreux comédiens dans l’obtention du statut, car ces lieux paient les comédiens au cachet, ce qui ne se faisait pas ou peu sur les plateaux auparavant.” En dessous, les moins chanceux et les plus débutants, qui vivotent des recettes en cash des chapeaux, ainsi généralement que de boulots alimentaires à côté, ne peuvent compter pour leur subsistance que sur ces gagne-pain.
Pénurie de test
Faute de plateaux, qu’ont fait les artistes de ce confinement ? “Écrire”, entend-on volontiers, parfois un peu en l’air. Dans la réalité, l’effervescence créative fantasmée a parfois été plus compliquée qu’on ne le croit. “Je n’ai presque rien écrit depuis deux mois, il m’est impossible pour l’instant de me projeter”, confie Dubourg. Benlazar : “j’écris, mais je suis bloqué par l’impossibilité de tester devant un public. Le processus d’un humoriste c’est écriture, test, réécriture, on ne peut pas s’économiser cette étape.”
Doully, une des révélations de ces dernières années avec ses spectacles L’addiction c’est pour moi puis Admettons (coécrit avec Blanche Gardin), confinée dans un 16 m2 sans fenêtres, a couché beaucoup d’idées mais pointe le même problème : “on croit qu’on a quasiment un nouveau spectacle entier, alors qu’on a probablement cinq minutes à tout casser. Mais il va pourtant bien falloir réécrire, pour une autre raison, qui est qu’on ne peut pas faire comme si rien ne s’était passé. Il y a beaucoup à dégager ou remanier dans mon spectacle.” Celle qui a notamment passé le confinement à en parodier les nouveaux formats (elle a publié des séances d’hypnose) pense que si beaucoup des gestes et des situations du “monde d’avant” deviendront obsolètes, leur commentaire par le stand-up devrait, lui aussi, devenir anachronique.
Le moral des troupes, dans tout ça ? Rémi Boyes, partenaire de Shirley Souagnon dans son podcast live, relativise : “j’en vois qui dépriment, mais au fond ça caractérisait déjà le métier avant le confinement. C’est banal pour un humoriste d’être un peu dépressif… et à la fois, tout le monde a une aptitude à rire de son malheur qui est l’essence du stand-up”. Louis Dubourg est sur le même ton : “on était bien entraînés. Les humoristes sont des gens solitaires et fatalistes. Rester tout seul, accepter ce qui arrive, c’est dans nos cordes.”
Retour à la case départ ?
L’humeur constatée est au moins résiliente, souvent combative, presque même positive chez certains, quand bien même percent ici et là de fort compréhensibles signes de découragement. “C’est évidemment dur pour la jeune génération, ceux qui se lançaient à peine”, explique Shirley Souagnon, “mais je suis bien en contact avec eux via le Campus Comedy, le stage de formation d’humoristes du Barbès, et dès que j’en ai vu se démotiver, on les a stimulés en reprenant les ateliers à distance.” C’est paradoxalement pour les plus confirmés que la situation est plus anxiogène selon elle : “quand on a fini par réussir à sortir de la galère, on n’a pas vraiment envie d’y retourner. On redoute le retour à la case départ. S’il le faut, bien sûr, on en passera par là, parce que c’est une vocation et qu’on a ça dans le sang”. Le stand-up vit suspendu à l’annonce qui permettra ou non sa reprise. Tous ceux qui le font vivre n’ont qu’une envie : se remettre debout.
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