Alors qu’il entre au musée pour l’exposition Public domaine à Paris, le skate est-il encore une pratique subversive ?
Dans une publicité pour les produits Garnier, un skateur en jean slim défie de sa crête les aspérités d’un mur de béton. Dans celle pour Nissan, un jeune cadre dynamique skate sur une bagnole aguerrie aux traquenards urbains. Dans son dernier spot, Hermès détourne les codes du fingerboarding (où les doigts remplacent les jambes), très courant sur YouTube.
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En quelques années, la figure du skateur s’est imposée comme une référence pour des marques soucieuses de rester connectées à la jeune génération. Et le skate, comme de nombreuses pratiques contemporaines issues de la rue ou de la toile, devient un objet d’étude de la pop-philosophie et chez certains artistes contemporains. Comme le graf et le hip-hop, il a fait son entrée au musée. Question : le skate est-il encore une pratique subversive ? A l’occasion de l’exposition Public domaine à la Gaîté lyrique, retour sur une pratique doublée d’un art de vivre, qui a aujourd’hui atteint l’âge de raison.
Une histoire morcelée
Depuis les années 60, le skate se plaît à déjouer toute forme d’inventaire ou de classification. Impossible de faire le tri entre les skateurs-surfeurs des premières années, les Z-Boys californiens auxquels la réalisatrice Catherine Hardwicke a rendu hommage en 2005 dans Les Seigneurs de Dogtown, les inventeurs de la street culture auxquels le magazine Thrasher consacrait de pleines pages dès les années 80, les gamins virtuoses et surentraînés des teams sponsorisées par les grandes marques du skate, les adolescents désoeuvrés filmés par Gus Van Sant dans Paranoid Park ou les kids facétieux et un rien décérébrés de Jackass.
L’histoire du skate est une histoire morcelée, discontinue, aux lignes brisées. Comme si – c’est en partie la thèse que défend le plasticien Raphaël Zarka qui a fait du skate son ticket d’entrée dans l’histoire de l’art – il existait une forme d’analogie entre les trajectoires obliques, les écarts et les dénivelés que recherchent les skateurs et le difficile parcours de celui qui tenterait d’y discerner une quelconque ligne de conduite.
« Etre littéralement on the edge, sur la brèche, c’est concentrer de manière à la fois symbolique et très concrète l’essence de l’acte du skate », commente le philosophe Elie During dans un texte intitulé Quand les parents montrent le sable, l’enfant regarde le béton : pourquoi le skateboard fait penser. La généalogie même de cette pratique ressemble à un parcours semé d’embûches.
« Les dates, les lieux et les événements qui scandent son histoire fonctionnent comme des relais ou des balises auxquelles peuvent s’accrocher de multiples fils narratifs, note Elie During. Ces mouvements en zigzag, pleins de bifurcations et de raccords inattendus, prennent en écharpe tous les niveaux d’analyse : histoire des pratiques sportives et culturelles, invention des gestes et consolidation des styles, conquête ou requalification de nouveaux espaces urbains, développement des marques et des marchés, etc. »
Dans son excellente Chronologie lacunaire du skateboard, 1779-2009 parue aux éditions B42 en 2009 et dont une suite est prévue pour septembre prochain, Raphaël Zarka propose un historique volontairement décousu. Il y relate la découverte de la première glisse au large d’Hawaii en 1779 par l’équipage du capitaine James Cook, revient sur la sécheresse de l’été 1976 qui obligea le maire de Los Angeles à interdire provisoirement l’usage des piscines privées, offrant ainsi un terrain idéal aux jeunes skateurs, rappelle l’invention du kicktail, ce rebord situé à l’arrière des planches qui marqua le premier « signe d’émancipation du skateboard » par rapport au surf. Ce faisant, Zarka analyse le rapport des skateurs à l’espace urbain et cette façon qu’ils ont « d’opérer une espèce de montage parmi la diversité de matières et de formes offertes par la ville ».
Un passeport pour la culture underground
Dans la série photo Riding Modern Art, il établit un lien inattendu entre la pratique du skate et les sculptures minimales « utilisées comme des supports de leurs mouvements (…) dans le sens où ils privilégient une relation mécanique à l’oeuvre plutôt qu’une relation esthétique ». L’artiste-théoricien dit aussi : « Cette pratique de l’oeuvre d’art souligne de manière irrévérencieuse, avec le vandalisme que cela suppose, le dynamisme implicite d’un grand nombre de sculptures modernes. »*
Etudié, écartelé, manipulé parfois, le skate continue néanmoins, quarante ans après, de cultiver le mystère et de brouiller les pistes. Les acteurs du skate semblent prêts à tout pour défendre leur espace et sauver l’esprit outsider de ce « passeport pour la culture underground », comme le note le journaliste et historien du skate Sébastien Carayol. Celui-ci tient deux blogs très suivis aux Etats-Unis, dont un, passionnant, sur la bande-son très éclectique du skate qui lorgne aussi bien du côté du rap, du hip-hop ou du ska que de la variet. On y apprend qu’en France, lors de la première vague skate dans les années 70, Annie Cordy était fan de skate et que Patrick Topaloff chantait Les Rois du skateboard.
Quand le skateur met un jean extra large, le lycéen en est encore au 501
Le skate, récupéré par les marques pour rajeunir leur image ? « Ça ne va pas durer, prophétise le sociologue de la mode Pascal Monfort, venu donner une conférence à la Gaîté lyrique, il y aura une réaction des skateurs. Ça s’est déjà vu : dans les années 90, le skate est devenu si populaire – et les marques avec – que les skateurs ont lancé la mode du « no logo » : terminé, les pubs sur leurs planches, sur leurs roues, sur leurs T-shirts… »
Selon lui, le skate a toujours cultivé le décalage et l’ironie :
« Quand le skateur va au lycée avec un jean extralarge, le lycéen de base est encore en 501. Quand le mec qui a un 501 se met aux baggys, le skateur est déjà passé aux jeans slim. C’est un peu le même phénomène avec la musique : quand le grand public a commencé à écouter les Beastie Boys, c’était loin d’être une découverte pour les skateurs. »
A 37 ans, cet ancien skateur porte encore les T-shirts cultes des marques Supreme et Thrasher (également revue historique du skate, qui fête ses 30 ans cette année). Il rêve d’intégrer une rampe de skate à sa future maison de campagne, raconte aussi son expérience personnelle, sa découverte du skate à Metz, l’engagement et la place à part qu’occupaient ces jeunes skateurs qui, aux yeux des adultes, « détérioraient la ville, cassaient les bancs, faisaient peur aux vieilles ». Et de conclure : « Il y avait toi et le reste du monde. »
Une expo volontairement nostalgique
De nombreux porte-parole du skate partagent ce penchant pour la fétichisation et l’esprit communautaire. A commencer par Pedro Winter (producteur des Daft Punk et de Justice et fanatique de skate) qui cosigne l’exposition de la Gaîté lyrique. « C’est une expo nostalgique », assume sans complexe ce commissaire improvisé qui a écarté tous les théoriciens et tous les artistes qui ont planché sur le skate.
Exit donc Larry Clark, Harmony Korine et Gus Van Sant et leurs monuments à la street culture : Kids, Gummo ou Paranoid Park. Exit aussi Raphaël Zarka et Julien Prévieux, deux artistes essentiels de la jeune scène de l’art contemporain qui travaillent pourtant depuis quelques années à élargir l’horizon de la planche à roulettes. Exit enfin le déferlement récent du skate et de ses avatars sur les sites de partage en ligne. Comme si là encore il fallait se prémunir des risques qu’engendre cette ouverture et préférer ce temps où, comme l’explique Sébastien Carayol, « on s’échangeait les copies des copies des vidéos tournées par les skateurs américains, seul moyen de découvrir de nouvelles figures et de nouveaux styles ».
« Le seul cinéaste culte chez les skateurs, c’est Spike Jonze, note-t-il encore, non pas tant parce qu’il a filmé les skateurs ou les skate-parks mais parce qu’il filme à la manière des skateurs, avec une image un peu crado, caméra à l’épaule et un grand angle, le fisheye, qui déforme les rebords de l’image et lui donne des allures de bocal. C’était comme un clin d’oeil qui nous était adressé. »
L’esprit de bocal : voici qui résume à merveille la mécanique interne de cette tribu qui, des anciens tontons skateurs à la nouvelle génération, continue, de San Diego à Barcelone en passant par Berlin et New York, à se prémunir contre les assauts extérieurs. Au risque parfois de passer à côté d’un travail introspectif et rétrospectif et de flirter avec le syndrome de Peter Pan.
Claire Moulène
*Elisabeth Wetterwald, entretien avec Raphaël Zarka, Revue 20/27, juillet/octobre 2008 exposition Public domaine, jusqu’au 7 août à la Gaîté lyrique, 3 bis, rue Papin, Paris IIIe
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