Consacré pour la première fois en France, ayant traversé près d’un demi-siècle d’histoire de la sculpture, l’Américain déploie son hyperréalisme paradoxal au Centre Pompidou et à la Bourse de Commerce – Pinault Collection. Au centre : le corps et sa représentation, l’archétype et sa réalisation.
Charles Ray est connu pour ses sculptures monumentales hyperréalistes. Celles qui se tiennent là, partageant le même espace que nous. Celles qui nous renvoient, froideur de marbre contre plissement de chair, globes oculaires vides contre regards inquisiteurs curieux, quelque chose de notre propre humanité. Un renvoi certes, mais de la qualité que l’on assigne aux ondes sonores plutôt qu’à un miroir.
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Face aux sculptures figuratives de l’Américain, déclinant des corps le plus souvent humains et dans un dénuement de chair nue, nous ne voyons pas pour autant un autre nous-même, plutôt quelque chose comme une déformation signifiante, stylisée, réduite à son épure et, à première vue, archétypale.
Le regard fait la présence
La surface – d’un petit garçon brandissant une grenouille, d’un corps las ployant sous le poids des années ou encore d’une épave de voiture cabossée – est éternellement lisse, sans que rien ne la plisse. Ainsi ne perçoit-on pas, ou si peu, les différences de techniques et de matériaux mis en œuvre au sein d’un processus long, laborieux, fait d’une infinité de décisions pour accentuer la précision de tel détail ou modifier l’échelle de telle autre partie.
Ce sont nos yeux qui réchauffent, colorent, animent et jettent ces sculptures, au premier abord monolithiques
Depuis l’acier inoxydable, la fibre de verre, l’aluminium ou le ciment, le regard rencontre en bloc la présence, qui s’en imprègne comme de son contexte : ce sont nos yeux qui réchauffent, colorent, animent et jettent ces sculptures, au premier abord monolithiques, dans la temporalité d’un fleuve dans lequel, selon la formule héraclitéenne, personne ne saurait se baigner deux fois.
L’importance primordiale du contexte, la première exposition en France de l’artiste américain en témoigne : elle est bicéphale et rassemble, entre le Centre Pompidou et la Bourse de Commerce – Pinault Collection, plus d’un tiers de son corpus, avec une vingtaine d’œuvres dans chacun des deux lieux.
Chacune des sculptures, courant le long des coursives en enfilade, prend ses aises
Le premier se concentre sur une recontextualisation historique ciselée, présentant les premières œuvres d’une recherche entreprise au début des années 1970, en allers-retours avec les ultérieures ; laissant alors au second la primeur de l’ampleur, où chacune des sculptures, courant le long des coursives en enfilade, prend ses aises. Est déployée là la partie la plus connue de son travail, soit celle sur les mannequins, entreprise à partir des années 1990.
Mise en tension
Pour aborder une carrière qui, à elle seule, traverse près d’un demi-siècle d’histoire de la sculpture, il pourrait être tentant d’élire comme point d’entrée un superlatif. On pourrait choisir d’attaquer le panorama par l’œuvre la plus ancienne (les deux photographies de performance Plank Piece I & II, 1973), la plus photographiée (Boy with Frog, ornant la proue de la Punta della Dogana à Venise depuis 2009), l’une des plus récentes (l’apparition de la couleur, un hapax, avec Portrait of the Artist’s Mother, 2021) ou la plus auréolée de scandale (Oh! Charley, Charley, Charley…, montrée lors de la Documenta en 1992, autoérotisme décliné en solitudes, en l’attente d’une partouze qui n’arrivera jamais).
Mais l’œuvre la plus caractéristique du système de pensée de Charles Ray, celle qui élude les effets de filiation formels (les scans de corps tels qu’entrevus chez des artistes comme Xavier Veilhan ou Elmgreen & Dragset), serait peut-être l’ensemble de trois plus petites pièces : Chicken (2007), Handheld Bird (2006) et Hand Holding Egg (2007), en acier inoxydable peint en blanc et porcelaine, présentées ensemble au Centre Pompidou.
Qui, de la poule ou de l’œuf, mais aussi du corps ou de sa représentation, de l’archétype ou de sa réalisation, vient en premier ?
On y lit la tension dans son travail, et la mise en tension des contraires subsumés sous une même forme qui n’a du figé que l’apparence – dans l’essai publié à l’occasion de la double exposition, le critique d’art Hal Foster parle d’“objets philosophiques”. Un œuf, un poussin qui en éclôt et une main tenant la coquille vide voisinent donc dans une même vitrine.
L’interrogation se déploie en acte : qui, de la poule ou de l’œuf, mais aussi du corps ou de sa représentation, de l’archétype ou de sa réalisation, vient en premier ? “Comme un vieil os blanchi trouvé dans le désert, l’œuf est vide et l’animal depuis longtemps parti”, écrira à ce sujet Charles Ray dans sa monographie de 2009.
Sans résoudre l’énigme, l’artiste coupe néanmoins le cordon ombilical que l’on aurait un peu trop hâtivement cru reliant un modèle et son image : il n’y a là rien d’autre que des sculptures, qui acquièrent dès lors charge d’existence. À nous de les considérer en tant que telles, dans leur pleine présence immensément ambiguë.
Charles Ray jusqu’au 6 juin, Bourse de Commerce – Pinault Collection et jusqu’au 20 juin, Centre Pompidou, Paris.
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