Depuis 24 ans, Bastia célèbre la BD et l’illustration en toute décontraction mais avec beaucoup d’appétit pour la pluralité graphique et les expériences narratives. Retour sur quatre jours d’un festival pas comme les autres où l’on a croisé Winshluss, la nouvelle école anglaise et Catherine Meurisse.
Même quand on met le pied à « BD à Bastia » pour la première fois, on comprend vite combien cette manifestation, tournée vers le partage, échappe au format de la foire aux livres.
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Ici, les auteurs n’attendent pas les lecteurs, cachés derrière leur pile d’albums, mais circulent librement dans les expositions et la ville, ouverts aux séances de dédicaces improvisées pour peu qu’elles donnent lieu à un échange. Surtout, grâce à l’hospitalité corse et le cadre non formel, tous se montrent ouverts, détendus.
Des Corses et des Anglais à Bastia
Croisée à la table du petit-déjeuner, Catherine Meurisse raconte ainsi combien elle est dans une relation de confiance avec la réalisatrice Julie Lopes Curval, celle qui va adapter en long-métrage La Beauté, son bel et cathartique album conçu après l’effroi des attentats de janvier 2015. « J’ai eu des propositions de quatre réalisatrices. Le cinéma, c’est encore un autre manière de transformer cette matière horrible. » Si plusieurs planches de la Légèreté étaient sobrement exposées au centre culturel Una Volta, Catherine Meurisse était surtout là pour Moderne Olympia, son album de 2014 prenant pour cadre le Musée d’Orsay.
Présentant en avant-première Les Disparues d’Orsay, un ouvrage à sortir dans la même collection coéditée par Futuropolis et le musée d’Orsay, le dessinateur Stéphane Levallois ne manquait pas, lui, les rencontres publiques, n’hésitant pas à poser des questions à certains de ses collègues dont il admire le travail.
Pendant les quatre jours du festival, le dessinateur dont la technique a le plus intrigué et impressionné est certainement Jules Stromboni. Avec son ascendance corse, sa bonne tête de jeune acteur, son accessibilité et son sourire, il avait déjà tout pour être la star du festival. Mais c’est avant tout l’exposition consacrée à son nouvel album autour d’un mythe corse, le Mazzeru, prophète lugubre capable de sortir de son corps pour chasser, qui a fait sensation. Les planches du livre n’ont en effet pas grand-chose à voir, graphiquement, avec ses albums précédents.
« Pour les planches de Mazzeru, j’ai choisi d’attaquer au clou des feuilles d’acétate, une technique très rudimentaire et contraignante qui provoque des accidents. » On pouvait découvrir sur les originaux la présence de vrais insectes, collés pour plus de réalisme. Normal pour quelqu’un qui aime vivre dans la nature et a construit sa maison en parallèle à la création de Mazzeru. Lui qui a beaucoup écouté les récents albums de Christophe avouait : « Dans ma vie, j’ai fait des choix en fonction de mes rêves. » Un auteur à surveiller, définitivement.
Le conte, revisité et à l’honneur
Si l’affiche de cette 24e édition, signée Matthieu Bonhomme (Texas Cowboys, L’homme qui tua Lucky Luke) pouvait présager un western corse, la programmation était à l’image du labyrinthique centre culturel où il fait bon se perdre dans les découvertes. Proposant une photographie riche et vivante de la création graphique contemporaine, elle a multiplié les pistes et les genres, de la BD autobiographique (La Légèreté, donc, Mon père était boxeur de Kris et Vincent Bailly, d’après le film homonyme de Barbara Pellerin, également présente, ou Give Peace A Chance de Marcelino Truong) aux travaux poétiques et secs de l’Espagnol Pablo Auladell.
Cependant, un tronc commun a émergé : la fascination pour la forme du conte et son détournement. L’exposition collective Fabulea réunissait plusieurs auteurs dans le cadre historique et imposant du musée de Bastia situé dans l’ancien palais du gouverneur génois. L’occasion d’admirer les planches sinueuses et sans case de Rocco et la Toison de Vincent Vanoli, inspirées par « les peintres primitifs italiens ou Brueghel » ou des pages des Royaumes du Nord de Philip Pullman adaptées par le dessinateur Clément Oubrerie et le scénariste Stéphane Melchior. Celui-ci racontait : « J’ai passé une partie de mon enfance à chercher le merveilleux dans la forêt, les fées, les gnomes. » Concernant les manières de bâtir les contes, il estimait que « les Anglais sont libérés de la morale, ils abordent le genre avec plus de liberté et de loufoquerie ».
Ça tombait bien, deux participants à Fabulae appartenaient à la nouvelle école de la BD anglaise, Alexis Deacon et Isabel Greenberg. Alors que le premier tome de sa prenante série gothique Geis est sorti au début de l’année, Alexis Deacon, look de dandy, expliquait à son tour son intérêt pour le conte. « Comme ils sont transmis oralement, ce qui ne raisonne pas dans le cœur des gens est oublié. » Lors d’une discussion à plusieurs voix, il a sorti une bluffante métaphore : « Dans une scène du Temple du Soleil d’Hergé, le capitaine Haddock dégringole une pente enneigée et se retrouve au milieu d’une boule de neige de plus en plus grosse. Mais quelle que soit la taille de celle-ci, c’est toujours Haddock au centre. C’est cette impression que j’éprouve par rapport à mon enfance. »
« Je n’avais pas envie de me plier aux contraintes de notre réalité. »
En face-à-face, Isabel Greenberg a expliqué elle avoir vécu une révélation en lisant Marjane Satrapi et David B. « Avant, rien de ce que j’avais lu en BD ne ressemblait à ce que j’avais envie de raconter. » Fan de littérature fantasy, elle se rappelle, jeune, avoir regretté le manque de personnages féminins d’envergure chez Tolkien. « De manière générale, beaucoup de contes et de fables reposent sur des archétypes féminins qui sont rarement des beaux personnages. » Justement, elle essaye de remédier à ce manque de parité avec dans ses albums des personnages féminins souvent plus forts que leurs homologue masculins. « Je me considère définitivement comme une auteure féministe. Mais je pense que tous les types de personnes doivent être représentés dans la BD. »
Surtout, si elle a inventé son monde imaginaire – celui de l’Encyclopédie des débuts de la terre qu’elle utilise aussi dans Les cent nuits de Hero – c’est pour mieux commenter le nôtre. « Je n’avais pas envie de me plier aux lois et aux contraintes de notre réalité. » Isabel déplore la fin de la tradition de la transmission orale en occident… Peut-être que dans des centaines d’années ses propres histoires rejoindront les contes millénaires entrés dans la conscience collective…
Winshluss fait plaisir aux enfants
Le Français Winshluss s’est lui aussi attaqué au conte, avec Pinocchio (Fauve d’or à Angoulême en 2009) et le récent Dans la forêt sombre et mystérieuse. Alors qu’une arcade du centre culturel était réservée à sa production protéiforme (BD, films, musique), il se montrait fidèle à lui-même lors d’une touchante conférence publique, endossant alternativement le rôle du créateur touchant et du père fouettard punk. Sur le fil du rasoir, à la fois grinçant et mélancolique mais toujours authentique, il racontait combien il s’était construit sur les chocs ressentis à l’enfance et à l’adolescence face au Pinocchio de Disney, des films de dinosaure ou, plus tard, Blue Velvet de Lynch. A propos de Smart Monkey (tout juste réédité chez Cornélius), album qui revisite de manière ludique et épique la théorie de l’évolution selon Darwin, il a expliqué que le petit singe qui, par son intelligence, essaye de « niquer » les plus gros que soi…c’était un peu lui.
Ricanant à l’idée qu’il ait pu donner une issue heureuse à Dans la forêt sombre et mystérieuse pour faire plaisir à un de ses fils, il a affirmé que, pour lui, la dernière manière de se révolter, c’était de refuser d’adopter le tempo imposé par la société libérale pour prendre son temps.
On attendra quand même avec impatience Gang Of Four, à sortir chez les Requins Marteaux, une histoire d’une trentaine de pages inspirées de photos de Diane Arbus et aussi un peu des…4 Fantastiques de Stan Lee et Jack Kirby. Scoop : il y figurera un phasme ventriloque. Vu le nombre de scolaires qui sont passés par son expo, on peut imaginer qu’une partie aura été marquée à vie par son travail subversif.
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