Le musée d’Orsay consacre une exposition aux textes de l’écrivain ayant trait à l’art. Une exploration hélas trop subordonnée aux écrits qui, malgré l’intervention de l’artiste Francesco Vezzoli, peine à trouver sa puissance plastique.
“Pour moi, Huysmans était d’abord et avant tout l’auteur d’A rebours.” Francesco Vezzoli est comme nous tous. Il faut dire qu’A rebours a inventé un type. L’esthète fin de siècle, le dandy délicat las d’un monde moderne qui le déçoit, et qu’il rejette. On connaît tous autour de nous un Des Esseintes, semblable au personnage principal du roman publié en 1884. Le duc Jean des Esseintes, c’est l’esthète ultime, le dandy décadent qui troque le monde moderne pour son envers onirique.
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Dans le récit de Joris-Karl Huysmans, il a beau se calfeutrer en ermite, le fait est que sa postérité éclipse tout et tout le monde autour de lui. D’A rebours, on ne retient que lui, et de l’œuvre de Joris-Karl Huysmans, c’était jusqu’ici souvent le cas aussi.
En parallèle de son entrée dans la collection de la Pléiade fin octobre, le musée d’Orsay se penche sur son activité de critique d’art et invite pour cela l’artiste italien contemporain Francesco Vezzoli à se pencher sur le corpus rassemblé autour de ses écrits. Cela donne trois salles, dont l’organisation lui a été confiée, articulant les différents engagements artistiques de Huysmans, et ponctuées d’œuvres contemporaines de l’artiste.
S’engager dans la mêlée
La première partie s’ouvre sur la découverte de la peinture de Degas par Huysmans en 1876. Déterminante, elle propulse Huysmans dans la modernité picturale de son époque. Dès lors, il lui faut se prononcer, s’engager dans la mêlée. Tout comme Huysmans écrivain admire à cette époque le réalisme d’un Emile Zola, Huysmans critique d’art prend parti pour les impressionnistes.
Il admire Edouard Manet, Paul Gauguin, Paul Cézanne ou Camille Pissaro parce qu’ils peignent sur le motif et qu’ils veulent « faire vrai ». Il vilipende les peintres académiques de salon, les William Bouguereau et autres confrères pompiers, dont l’idéalisme est une « tricherie » pour ne pas oser se confronter au réel.
Mais, déjà, une précision se profile. Le réalisme de Huysmans est rêveur et son naturalisme, spirituel. L’année de la découverte de Degas sera aussi celle du symboliste Gustave Moreau, au même Salon de 1876. Les deux le marquent tout autant et leur polarité est à l’image du dualisme fondamental de sa pensée.
A son panthéon artistique figurent ainsi également, et pour les mêmes raisons que les impressionnistes, les créatures monstrueuses et morbides de Félicien Rops, Odilon Redon ou Jean-François Raffaëlli. Car, pour lui, représenter le réel, c’est tenter avec la même rigueur de brosser le portrait de ce qui échappe aux sens. Tout comme les impressionnistes s’efforcent de peindre les dimensions sensorielles changeantes, la lumière, les sons, les odeurs, il faut aussi tenter de représenter les réalités psychiques, le rêve, l’imagination, l’intuition du divin.
Artistes diurnes ou nocturnes
Orsay sépare ces deux facettes. Il y a dans la première salle le versant diurne (les impressionnistes) et dans la seconde, le ténébreux (les symbolistes). Et puis, dans la troisième, le nocturne. Soit l’ultime moment mystique de Huysmans qui, dans le sillage de la publication d’A rebours, finit par embrasser la foi chrétienne.
Autour de 1895, il se convertit. Ses goûts suivent. Huysmans délaisse l’art de son temps et se passionne pour les primitifs, surtout flamands. Afin d’en rendre compte, la troisième salle, plongée dans le noir, présente trois versions de la Crucifixion de Matthias Grünewald (1512-1516) selon Francesco Vezzoli – Jésus-Christ superstar (d’après Joris-Karl Huysmans & Matthias Grünewald), 2019.
Jusqu’ici, l’artiste s’était contenté de répondre mollement à Huysmans : ici, quelques œuvres de sa série maintes fois vue des larmes brodées, plus loin, une Tortue de soirée (2019), soit l’interprétation littérale de la fameuse tortue incrustée de pierres précieuses d’A rebours.
Dans l’ultime salle, Vezzoli se contente de commenter, avec plus d’ampleur certes, ce que l’on sait déjà de Huysmans par sa biographie et ses écrits, sans traduire de manière sensible la nature complexe voire contradictoire de ses goûts, véritable position singulière, subjective et unique face à l’art de son temps.
Avec ou sans Vezzoli, l’exposition en reste au strict commentaire de texte. Les œuvres exposées le sont parce qu’elles ont été mentionnées par Huysmans, en bien comme en mal d’ailleurs, et il faut péniblement lire à chaque fois le cartel pour comprendre l’enchaînement : côte à côte, on trouve aussi bien celles qu’il adore que celles qu’il pourfend. C’est-à-dire que le dialogue dans l’espace ne se fait pas, que les œuvres, sans le texte, restent muettes et qu’aucune sensibilité plastique incarnée n’émerge de l’ensemble.
De plus, la scénographie réintroduit des taxonomies en cloisonnant chacun dans leur salle ces artistes qu’aimait simultanément Huysmans mais que l’histoire de l’art sépare. On aurait aimé voir Manet à côté de Moreau, Pisarro avec Redon, Grünewald face à Rops. Le vrai parti pris aurait été d’assumer la complexité iconoclaste du réalisme rêveur de Huysmans, la manière de l’assumer étant précisément d’inviter un artiste à accompagner le commissariat, à qui est plus facilement accordé le privilège d’éclectisme refusé à l’historien.
L’invitation faite à Vezzoli déçoit à la mesure des espoirs qu’elle recelait. Au lieu de produire les étincelles d’une relecture hérétique (et donc inédite) des chefs-d’œuvre de la fin du XIXe siècle, l’exposition s’étiole dans des relations de subordination : de l’image à l’écrit, d’un contemporain à son prédécesseur.
Huysmans critique d’art. De Degas à Grünewald, sous le regard de Francesco Vezzoli jusqu’au 1er mars au musée d’Orsay, Paris
Ecrits sur l’art de Joris-Karl Huysmans (Flammarion), 479 p., 12 €
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