Le plus iconoclaste et rock’n’roll des plasticiens contemporains s’est éteint le 19 février. Il avait 79 ans.
“Ma passion n’a jamais été l’art, déclarait Dan Graham au cours d’un interview de 2011 dans le cadre du musée d’histoire orale du MOMA. Cela a toujours été l’architecture, le tourisme, le rock and roll, et l’écriture.” La phrase résume bien la philosophie de l’artiste américain qui vient de s’éteindre à New York ce 19 février. Ses œuvres ont bouleversé notre perception de l’espace, de l’environnement qui nous entoure, et de nous-même en tant que spectateur·trice. On ne saurait pourtant lui coller cette étiquette de pionnier de l’art minimaliste ou conceptuel, auquel le réduisent parfois les historiens de l’art. Il rejetait d’ailleurs le terme de conceptualisme, “connerie académique”, s’amusait-il dans une interview de 2008 avec la musicienne Kim Gordon. Comme l’écrivent ses galeries dans leur faire-part de décès, “son influence au cours du dernier demi-siècle en tant qu’écrivain, photographe, architecte, sculpteur, cinéaste et performer est largement ressentie dans le monde de l’art contemporain.” Graham n’était pas seulement un artiste prolifique, iconoclaste et pluridisciplinaire ; il ne se revendiquait d’aucun mouvement, d’aucune discipline.
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Fruit du hasard
Né à Urbana, Illinois, le 31 mars 1942, Dan Graham a grandi à Winfield, New Jersey. De sa mère psychologue de l’éducation, il confiait avoir tout appris sur les rapports des êtres humains à l’espace. Comme la plasticienne française Dominique Gonzalez-Foerster, il disait parfois être devenu artiste par défaut, parce qu’il n’avait pas réussi à devenir écrivain. Il citait comme seule et unique éducation après le lycée ses lectures de Lévi-Strauss, Sartre, Walter Benjamin ou encore Margaret Mead. Sa première œuvre fut d’ailleurs le résultat d’un hasard, d’un échec même.
Débarqué à New York à 20 ans, le jeune homme ouvre une galerie d’art pour exposer des artistes minimalistes de sa génération qu’il fut le premier à exposer, comme Sol LeWitt, Donald Judd, Robert Smithson. Si la John Daniels Gallery acquiert une petite réputation, il ne vend pas une seule œuvre et met la clef sous le paillasson au bout d’un an. Adieu la vie trépidante dans la ville qui ne dort jamais, il faut gagner sa vie. Dans le train qui le ramène chez lui, dans le New Jersey, il observe des tracts publicitaires pour maisons et résidences pavillonnaires. Il en fera une sorte de collage, des clichés de la suburbia américaine accompagnés de textes promotionnels découpés dans des journaux. Homes for America (1966-67) est acheté par le magazine Art, qui a l’intention de le publier comme un reportage à côté d’œuvres de Walker Evans. Mais Graham, qui n’est qu’un photographe amateur, n’a fait aucun tirage d’une qualité suffisante pour être exploitable par le magazine… Il poursuit toutefois cette série de collages à publier dans des magazines comme Detumescence (1966), reproduction du texte d’un médecin expliquant ce qui arrive au pénis d’un homme après l’atteinte de l’apogée. À la façon des ciné-tracts de Jean-Luc Godard, qu’il cite en référence, ces œuvres visent à “perturber la transmission à sens unique de l’information par les médias de masse.” Il contribue alors à plein de fanzines, des textes où il écrit autant sur la musique de Dean Martin que sur l’architecture urbaine ou l’astrologie.
Ses œuvres prennent également des formes plus larges. Qu’il s’agisse de performances, de vidéos ou d’installations, c’est le public qui l’intéresse, qui est son médium. “Je voulais que les spectateurs soient impliqués”, explique-t-il dans l’histoire orale du MOMA. Il expérimente notamment avec la vidéo dans les années 1960-1970, afin de “rendre le temps et l’espace malléables et étranges.” Dans Roll (1970), une double projection à la manière des œuvres de Bruce Nauman, une image montre l’artiste dévalant une colline en tenant une caméra dans une main, et une autre montre celles prises par la caméra qu’il tient. Il commence ensuite à utiliser de manière proéminente les miroirs, afin de refléter le public au cours de performances et de déformer leur environnement. Les œuvres pour lesquelles il est le plus connu, ses pavillons de verre, ressemblent à des espaces architecturaux qui offrent au public des vues inhabituelles sur les espaces qui les entourent. Ceux-ci sont fabriqués avec du verre miroir bidirectionnel, qui “reflète le ciel, déclare-t-il dans une interview avec Artspace en 2014. Mais alors, cela devient aussi de la surveillance – vous pouvez voir à l’extérieur, mais vous ne pouvez pas voir à l’intérieur.” Certains de ces pavillons ont été conçus dans des lieux qui ne sont pas considérés comme des espaces d’art, à l’instar du cercle polaire arctique en Norvège.
“Tout art devrait être conçu pour le plaisir”
Une autre œuvre de l’artiste fait depuis quarante ans l’objet d’un véritable culte chez certain·es amateur·trices de musique : Rock My Religion (1984), film expérimental de 55 minutes, qui relie le rock’n’roll à toute une lignée (fictive) de musique religieuse. Kim Gordon et Thurston Moore ont composé la bande originale de cette déclaration d’amour au rock, dont les aptitudes subversives, ses “capacités de perversion des normes religieuses ou sociales”, comme il le disait, obsèderont l’artiste jusqu’à sa mort.
Longtemps sous-estimé par les institutions, il avait fait depuis quelques années l’objet de rétrospectives dans les plus grands musées du monde, du Whitney de NYC au MOCA de Los Angeles. D’après Artnet, il se plaisait ces derniers temps à relire Guy Debord autant qu’à regarder des comédies de Seth Rogen :“Tout art devrait être conçu pour le plaisir”, déclarait-il en 2015.
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