D’annulation en annulation, le spectacle verra-t-il le jour la saison prochaine ? L’écosystème de la création théâtrale et des coproductions en est radicalement fragilisé.
“Nous tenons à manifester notre désir puissant que ce spectacle puisse exister, réagissaient les neuf acteur·rices à l’annonce, le 2 juin, de l’annulation de la création du spectacle de Krystian Lupa, Les Émigrants, par la Comédie de Genève, l’un de ses coproducteurs. Nous souhaitons vivement pouvoir poursuivre cette expérience artistique d’une immense valeur à nos yeux, et présenter au public ce spectacle auquel nous croyons.”
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Las, leur demande n’aura pas été entendue et l’on ne peut s’empêcher de penser à un autre grand metteur en scène polonais, Tadeusz Kantor, qui titrait l’un de ses derniers spectacles en 1985 Qu’ils crèvent les artistes. Car, comme un château de cartes qui s’écroule, à la suite de l’annulation à Genève, c’est désormais la venue du spectacle au festival d’Avignon qui tombe à l’eau. À chaque fois, les communiqués sont laconiques. Le site de la Comédie de Genève évoque “des divergences sur la philosophie de travail entre la direction artistique du projet d’un côté et la direction générale et les équipes permanentes et temporaires de l’autre. Ces divergences ont engendré des difficultés de communication rendant la création du spectacle irréalisable”. Quant au nouveau directeur du festival d’Avignon, Tiago Rodrigues, après avoir manifesté le 2 juin son soutien à la direction de la Comédie de Genève, avec qui il a travaillé en tant qu’artiste en 2022 pour la création de son spectacle Dans la mesure de l’impossible, il s’est donné quelques jours pour essayer de maintenir la venue des Emigrants au festival.
En vain. À 11 heures, le 7 juin, le communiqué tombait et l’espoir de l’équipe artistique avec : “L’équipe du Festival d’Avignon est attachée au respect de la dignité de l’ensemble des personnes travaillant à la réalisation d’une œuvre artistique et c’est dans ce contexte que nous avons cherché à rendre possible la présentation de ce projet durant la 77e édition. Néanmoins, nous sommes au regret d’annoncer que les conditions de production (contraintes et impasses calendaires, financières et logistiques) ne permettent pas la présentation de ce projet cet été à Avignon.” En clair, il manque trois jours de répétitions avec une nouvelle équipe technique.
Un gâchis énorme
Et il n’est pas dit que l’Odéon-Théâtre de l’Europe, le prochain coproducteur qui doit accueillir le spectacle en janvier 2024, puisse tenir son engagement, nous dit aujourd’hui son directeur, Stéphane Braunschweig. “La Comédie de Genève est le principal producteur du spectacle dont il a annulé les représentations. Je n’ai pas le souvenir d’un précédent tel que celui-ci au théâtre. Ma position est qu’on tient à ce spectacle. L’Odéon-Théâtre de l’Europe a une longue histoire avec Krystian Lupa qui y a déjà présenté huit spectacles. Moi-même, je l’ai accueilli lorsque je dirigeais le TNS de Strasbourg et le théâtre de la Colline à Paris.
Il est très important de pouvoir présenter Les Émigrants, mais des incertitudes planent pour sa venue à Paris. La première, vérifier qu’on puisse le faire dans le calendrier qu’on a et qui n’est pas extensible avec trois jours de répétitions en plus. Je dois échanger avec Krystian Lupa à ce sujet. Deuxième point, comme tous les théâtres en France, on vit une période très tendue sur le plan budgétaire et on ne pourra pas en rajouter pour ce spectacle. Dernier point, on doit pouvoir garantir à toutes nos équipes que le travail se passe dans un contexte exigeant mais serein. J’ai bon espoir qu’on y arrive mais je n’en suis pas encore absolument sûr. C’est un gâchis artistique et humain énorme, d’autant que les acteurs disent que ça se passait bien.”
Une situation totalement inédite
Alors comment a-t-on pu en arriver là ? Comment cette situation totalement inédite a-t-elle pu se produire, le principal coproducteur (400 000 euros sur un budget total de 900 000 euros, nous dit Olivier Gurtner, directeur de la communication de la Comédie de Genève) d’une création théâtrale annulant le spectacle quelques jours avant la première ? Bien sûr, depuis le 2 juin, les langues se sont déliées ; Krystian Lupa lui-même s’est excusé de son attitude auprès de sa traductrice Agnieszka Zgieb et de l’équipe technique de la Comédie de Genève dans une lettre publiée dans Libération.
Pour le directeur de la communication de la Comédie de Genève, la situation est somme toute assez simple : “Les directeurs Natacha Koutchoumov et Denis Maillefer ont toujours revendiqué des règles de travail saines qui permettent que la créativité se fasse dans le respect des conditions de travail. Sauf qu’avec l’équipe artistique de Lupa, il y a eu des problèmes avec les équipes techniques, des coups de sang, des mots de trop, ce qui peut arriver à force d’indications contradictoires. Cela n’a pas été le cas avec les artistes. Mais ces attitudes répétées sur des semaines ont créé un stress qui s’est décuplé à l’arrivée de la première.
À la Comédie de Genève, on n’a jamais repoussé une première de spectacle et on a essayé de prendre des mesures pour essayer de trouver des solutions. Mais quelque chose n’était plus possible pour la santé des employés et on a préféré tout arrêter. Pour Natacha Koutchoumov et Denis Maillefer, c’est une décision difficile mais c’est aussi la volonté de dire non à des choses qu’on ne veut plus voir en 2023 et de prendre ses responsabilités là où on doit le faire.”
Du côté d’Agnieszka Zgieb, traductrice et collaboratrice de Krystian Lupa de longue date, le son de cloche est pourtant bien différent, même si tout a commencé avec elle : “Jusqu’à il y a trois semaines, le travail était merveilleux. Mais Krystian Lupa a eu le Covid-19 début avril et a été très malade. On a perdu une semaine de répétitions. La partie vidéo du spectacle est énorme et on avait une semaine de tournage à l’extérieur. C’est là que les tensions ont démarré. Fin avril, Krystian a fini à l’hôpital et on a eu peur d’un infarctus. Oui, c’est vrai qu’il demande beaucoup et à l’approche de la première, il mettait les bouchées doubles pour tout le monde.”
Agnieszka est la première à craquer, d’épuisement, et s’arrête de travailler une journée. Mais c’est le jour de la générale, le lundi 29 mai, avant la création prévue le 1er juin, que le torchon brûle définitivement avec l’équipe technique du théâtre. “La méthode de travail de Krystian est atypique, explique-t-elle. Normalement, il ne fait pas de générale, ni de filages en fin de répétition. Pour lui, ça tue l’artistique et ça crée des mécanismes. Or, les techniciens voulaient que Krystian s’adapte à leur façon de travailler. On avait fait des répétitions techniques et le 29 mai, c’était la première générale. Le moment où on réunit tout, la musique, le son, la vidéo et la technique voulait avoir des tops sur des mots. Le technicien son s’est énervé, a quitté la salle, bientôt suivi de toute l’équipe technique et ils sont allés voir le directeur technique du théâtre.”
Une situation tendue
Se sont ensuivis suivis trois jours de réunions entre l’équipe technique et la direction de la Comédie de Genève, à laquelle n’est pas associée l’équipe artistique, stoppant net les répétitions. “Alors qu’on aurait pu jouer le 1er juin, se désole Agnieszka Zgieb. Le jeudi, on nous annonce l’arrivée d’un ‘stage manager’ venu de Pologne pour faire le lien entre l’équipe technique et le plateau et la première est repoussée au 7 juin. Mais à son arrivée, on a demandé à Krystian de ne plus s’adresser à la technique, de ne plus monter sur scène auprès des acteurs et les notices techniques qu’il donnait n’étaient pas appliquées. Ils ont même demandé à Krystian s’il pouvait s’en aller pour finir le spectacle. C’est humiliant. Quand on a appris l’annulation pure et simple du spectacle, les acteurs pleuraient.”
Interviewé par Le Monde, Krystian Lupa ne dit pas autre chose : “Je crois qu’après avoir attrapé le Covid-19, je suis tombé dans un état psychique critique. Le temps me manquait, mes nerfs étaient en morceaux alors qu’il faut une discipline stable et une bonne condition psychique. Des éléments qui ne dépendent pas uniquement de moi, mais aussi de l’ambiance générale. Or j’ai ressenti, et les acteurs également, une animosité immédiate à mon égard de la part de l’équipe technique genevoise.”
Le festival d’Avignon annonce étudier “les possibilités de remplacement de ce spectacle qui s’annonçait comme l’un des grands événements théâtraux de cette édition. Il s’agit d’un travail très complexe au regard des contraintes temporelles et de l’impact financier engendré par cette annulation”. On ne peut que croiser les doigts pour qu’enfin, à Paris, Les Émigrants voie le jour la saison prochaine.
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