Comment la relation entre artiste et modèle révèle un imaginaire social et politique.
Comment révéler l’individu derrière le stéréotype ? L’interrogation est au cœur de l’exposition Le Modèle noir – De Géricault à Matisse qui vient d’ouvrir ses portes au musée d’Orsay, à Paris. Soit une relecture de l’histoire de l’art et de la culture visuelle sur près de deux siècles, qui interroge frontalement la manière dont les choix de représentation relayent la construction coloniale du regard occidental.
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Liant l’aventure des avant-gardes à la vie des modèles non-blancs ayant croisé la trajectoire des peintres, sculpteurs, poètes et photographes, le volet parisien adapte et amplifie la première étape de l’exposition accueillie à l’automne à la Wallach Art Gallery de l’université de Columbia (New York). Intitulée Posing Modernity: The Black Model from Manet and Matisse to Today, celle-ci se concentrait sur les enjeux d’un tableau spécifique : Olympia que peignit Edouard Manet en 1863.
Un champ chronologique élargi
Pour Denise Murrell, commissaire de l’exposition et auteure en 2013 d’une thèse à l’université de Columbia sur le sujet, le tableau conservé au musée d’Orsay marque un tournant majeur dans l’iconographie du modèle noir. Laure, représentée sous les traits de la domestique au second plan, n’est plus figurée selon le schéma sexualisant de l’orientalisme – ce trait étant transféré à la courtisane Olympia au premier plan. Plutôt que de simplement symboliser l’“autre” exotique sans substance véritable, elle apparaît en tant que participante à part entière de la vie quotidienne.
“Présenter cette exposition au musée d’Orsay, un établissement classique, et non par exemple au Centre Pompidou, est une petite révolution. L’acte est évidemment très politique et le champ d’étude inédit en France”, raconte Cécile Debray, conservatrice générale du patrimoine et directrice du musée de l’Orangerie.
“Par rapport au contexte américain, l’étude de communautés ethniques est quelque chose de très compliquée. En France, le régime d’universalité hérité de la Révolution française prévaut. Comme il n’y a pas de comptabilité des origines ethniques, les archives sont moins directement exploitables. Nous avons dû mener un véritable travail d’enquête pour retrouver les sources et la trace de ces modèles noirs.”
Etude de cas de chefs-d’œuvre de l’art moderne
De fait, le volet français de l’exposition, qui sera ensuite accueillie au Mémorial ACTe – Centre caribéen d’expressions et de mémoire de la traite et de l’esclavage, à Pointe-à-Pitre (Guadeloupe), élargit le champ chronologique tout en ouvrant également aux modèles masculins. A partir de l’étude de Denise Murrell sur les modèles féminins chez Edouard Manet et Henri Matisse, le musée d’Orsay s’est adjoint le concours de trois autres commissaires (Cécile Debray, Stéphane Guégan et Isolde Pludermacher) et de quatre conseillers scientifiques (David Bindman, Anne Higonnet, Anne Lafont et Pap Ndiaye).
“Denise Murrell parlait bien de l’art français, ce qui nous a interpellés. Nous en avons raconté l’histoire en partant de la période révolutionnaire, qui a marqué la première abolition de l’esclavage en 1794, vite remise en cause sous Bonaparte en 1802, avant d’être finalement décrétée en 1848.”
L’exposition procède à partir de l’étude de cas de chefs-d’œuvre de l’art moderne. Il n’empêche, face à ces tableaux phares, mille fois vus, cent fois analysés, le regard, lui, est sans cesse à réactualiser. “L’histoire de l’art moderne est encore pleine de non-dits. Face à Olympia, le constat est frappant. Pour les yeux du public blanc, la domestique noire est invisible. Pour prendre un autre exemple, peu de gens savent qu’Alexandre Dumas était créole, alors que tout le monde ou presque a lu ses livres. Il en va de même avec le voyage qu’effectue Henri Matisse aux Etats-Unis, un épisode crucial de sa vie relativement peu étudié.“
”En pleine crise créatrice en 1930, il se rend à Tahiti et fait une halte à New York. Grand amateur de jazz, c’est à Harlem qu’il souhaite se rendre. Là, il découvre les artistes du mouvement du Harlem Renaissance, comme Charles Alston ou William H. Johnson, qui dépeignent la vie de la classe moyenne noire urbaine. De retour en France, les modèles de Matisse seront haïtiens ou martiniquais, bénéficiant du même traitement pictural que ses autres modèles : selon l’universel féminin, au sein de portraits qu’il souhaite éternels. Le parcours de l’exposition se clôt avec sa Danseuse créole de 1950.”
Des traces jusque dans le clip “Apeshit” des époux Carter
Les non-dits de l’histoire, mais également le cas plus spécifique de la nomination, sont au cœur de l’exposition française. Celle-ci s’ouvre sur un portrait d’une femme noire de la peintre Marie-Guillemine Benoist, le même que l’on aperçoit furtivement dans le fameux clip Apeshit des époux Carter (Beyoncé et Jay-Z, donc), rendu public en juin 2018 et tourné au Louvre où le tableau est conservé.
“En 1800, le tableau est présenté au Salon. Il s’appelle alors Portrait d’une négresse. En soi, le titre est ambivalent, puisqu’un portrait est par définition individuel alors que le terme négresse est générique”, explique Isolde Pludermacher, conservatrice en chef au musée d’Orsay.
“Depuis un certain nombre d’années, le cartel du tableau au Louvre indiquait un second titre : Portrait d’une femme noire. A Orsay, nous en utiliserons encore un troisième : Portrait de Madeleine. Comme le retrace l’historienne de l’art Anne Lafont dans l’ouvrage qu’elle vient de publier, L’Art et la race – L’Africain (tout) contre l’œil des Lumières, l’identité de la jeune femme a en effet pu être retrouvée.”
Parmi les modèles que l’on croise au cours de l’exposition, il y a encore, pour les plus connus, Joséphine Baker ou encore Jeanne Duval, la maîtresse métisse de Charles Beaudelaire. Celui-ci la dessine, Manet la peint, Nadar la photographiera. Il y a encore Joseph, Delmonico, Miss Lala, Chocolat, Féral Benga, Aïcha, Adrienne Fidelin, Mme Van Hyfte, Carmen ou encore Maria Martinez.
A cette dernière, Marie Ndiaye consacre un livre à paraître début avril. Avec Un pas de chat sauvage, l’écrivaine se penche sur la vie du modèle qui pose alanguie, le regard lointain, pour le portrait du photographe Nadar connu sous le nom de Maria l’Antillaise. A Orsay, elle apparaît quatre fois sous son objectif. Or cette Maria, telle est la thèse de Marie Ndiaye, n’est autre que Maria Martinez, chanteuse à succès originaire de La Havane.
A son arrivée en France, elle fréquentera les artistes de l’époque : Nadar certes, mais également Théophile Gauthier ou Charles Baudelaire, qui dans ses lettres se désolera du peu d’estime dont elle jouit, forcée de se produire dans des cafés-concerts miteux.
Un corpus d’œuvres contemporaines
“La question de la nomination renvoie directement à l’histoire de l’esclavage, qui interdisait alors aux esclaves le port d’un patronyme”, précise Isolde Pludermacher. L’approche permet également d’ancrer le sujet dans l’écriture de l’histoire de l’art. “Nous montrons les choses en tant qu’historiens, attachés à la restitution biographique. Il ne nous appartient pas de tirer des conclusions”, souligne à son tour Cécile Debray.
“En nous concentrant sur l’atelier, nous voulions à tout prix éviter les écueils de la monstration accusatoire ou du voyeurisme inhérent notamment aux expositions universelles. Nous évoquons évidemment le climat colonial et le racisme scientifique, mais il s’agit d’une toile de fond que nous avons voulue discrète. L’exposition suscitera certainement des débats, des prises de parole, et tant mieux – mais il s’agira alors d’un second temps, celui de la réception et non du cœur scientifique du projet.”
En point d’orgue, l’exposition ouvre sur un corpus d’œuvres contemporaines, en retraçant notamment les usages de la référence à Olympia chez des artistes afro-américains de la seconde moitié du XXe siècle : Romare Bearden, Faith Ringgold, Mickalene Thomas ou encore Ellen Gallagher. Quant à Glenn Ligon, il présente dans la nef centrale une installation dont les douze néons rendent hommage aux noms de modèles de l’exposition, mais également à ceux de ses amis artistes d’aujourd’hui. Une ultime manière d’amplifier l’impulsion qui porte, pour reprendre un titre de la philosophe Hourya Bentouhami, “du corps doublure au corps propre”.
Le Modèle noir – De Géricault à Matisse Jusqu’au 21 juillet, Musée d’Orsay, Paris VIIe
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