Figure emblématique de la scène japonaise des années 90, Matsuo Suzuki présente pour la première fois à Paris une de ses pièces phare, mélange de trash et de poésie.
Des éclairs déchirent le ciel noir, l’étouffante chaleur de la nuit d’été tokyoïte cède la place à une pluie torrentielle au son de la BO trépidante du film Fight Club, tandis qu’un homme en T-shirt s’enfuit en sautant par une fenêtre et qu’un autre le poursuit armé d’une torche électrique avant de lui régler son compte en direct.
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En ouvrant Le Journal d’une machine sur un flash-back, l’auteur et metteur en scène Matsuo Suzuki nous fait remonter le temps, un an avant le début proprement dit de sa pièce. Via ce teasing ultraviolent, il nous projette sans préambule au coeur de la scène de crime originelle, cette nuit où Michio (Yûsuke Shôji), le frère cadet, est surpris par son aîné Akitoshi (Shûji Okui) en flagrant délit de rapport sexuel avec la jeune Sachiko (Anne Suzuki).
« Je m’interroge en permanence sur ce qui se passe derrière les portes et les fenêtres dans l’intimité des familles japonaises, précise le metteur en scène. C’est ce qui me fait le plus peur. Mais réfléchir à ces énigmes stimule incroyablement mon imaginaire. Les Japonais ont tendance à très bien contrôler leurs sentiments et leurs pulsions en société ; pourtant, dans le huis clos des cercles familiaux, il peut se passer des choses monstrueuses, totalement sordides. »
Dans cet univers où les parents font figure de grands absents et malgré un retour au présent de l’action sur Over the Rainbow, le thème musical du Magicien d’Oz chanté par Judy Garland, on comprend vite que le nouvel ordre qui règne dans ce préfabriqué attenant à l’usine familiale n’a rien d’un conte de fées. Si le crime principal de Michio est d’avoir simplement vécu une aventure amoureuse avant son aîné, la loi du grand frère est tout autre. Voici le cadet accusé d’être un violeur, une bête malfaisante qui mérite de vivre comme un chien en portant à la cheville une longue chaîne d’acier le retenant prisonnier. Pour couronner le tout, Michio doit aussi accepter que pour réparer l’affront son frère épouse Sachiko.
Ne se contentant pas de la folie de ce trio où de sadiens rapports de force transforment une idylle en cauchemar, Matsuo Suzuki invite à sa fête barbare une ex-prof de gym (Rie Minemura), qui en pince pour Michio et devient « la machine sexuelle » de l’histoire, capable d’exaucer les pires caprices de celui dont on a fait un monstre.
Constatant l’incapacité de ses quatre personnages à vivre comme des êtres humains, Matsuo Suzuki ne leur laisse, comme unique issue de secours, que le choix de devenir des superhéros de bande dessinée. La subtile élégance de cette pièce qui se vautre dans le trash et la violence tient à ce glissement très progressif qui nous permet d’assister à la mue de chacun en créature de fiction digne du plus apocalyptique des mangas.
Membre coupé à la hache, testicules dévorés par une créature aquatique, crâne défoncé à coups de marteau, ville mise à feu et à sang par La Machine… Le cérémonial sacrificiel, même inspiré par l’imagerie du Magicien d’Oz, n’a plus de limites. Un carnage qui n’a pourtant d’autre but que d’honorer l’amour offensé, ce sentiment qui, à force d’être considéré comme un interdit, mène la société droit dans le mur, au coeur sans espoir d’un chaos de violence.
Patrick Sourd
Le Journal d’une machine (Machine Nikki) texte et mise en scène Matsuo Suzuki, du 25 au 27 avril, en japonais surtitré en français, Maison de la culture du Japon, Paris XVe, www.mcjp.fr
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