La rétrospective “Mille et un passages” consacrée à la photographe propose une nouvelle lecture de son œuvre.
Encore aujourd’hui, le nom de Sally Mann reste arrimé à la première partie de son travail. Dès 1984, elle initie la série Immediate Family. A l’occasion de séjours estivaux dans la vallée de Shenandoah en Virginie (Etats-Unis), Sally Mann photographie ses trois enfants, Emmett, Jessie et Virginia. Ceux-ci ont alors 6, 4 et 1 ans. A la fin de la série, ils en auront sept de plus.
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Immediate Family, une série très controversée
A la chambre, elle les capture au sein d’une nature grave et majestueuse. La rivière y est d’encre, les arbres, centenaires, les collines, verdoyantes. Le noir et blanc dense et contrasté, à moins qu’il ne s’agisse de la brume qui semble ne jamais vouloir se dissiper tout à fait, parachève l’impression d’un lopin de terre miraculeusement préservé de l’intrusion de la civilisation. Les enfants y jouent la plupart du temps nus.
Certes élégiaques, ces saynètes parfaitement cadrées provoquent une légère démangeaison d’inconfort général
Certes élégiaques, ces saynètes parfaitement cadrées provoquent, à les considérer en tant que séquences (elles furent publiées en livre, le troisième de l’artiste, en 1992), une légère démangeaison d’inconfort général. Rien de précis, mais voilà, tout y est trop posé, trop maniéré. La nature environnante se fait oppressante. Le calme est une menace, d’autant plus sourde qu’aucun danger réel ne se manifeste. Seul demeure ce pressentiment qui n’en finit pas, telle l’épaisse brume, de s’éterniser au ras de la pelouse.
A partir de la vie quotidienne de ses enfants, Sally Mann prélève certains instants, certaines possibles apparitions afin d’orchestrer des tableaux minutieusement mis en scène. Posées et rejouées, la plupart des scènes de ces clichés le sont bel et bien. La rétrospective que lui consacre actuellement le Jeu de Paume s’ouvre sur une sélection issue de cette série.
A la différence de l’exposition que lui dédiait la Bibliothèque royale de Copenhague en 2008, les tirages les plus célèbres n’y figurent pas. Les plus célèbres, ce sont ceux où les enfants arborent les poses les plus maniérées, à l’instar du célébrissime Candy Cigarette (1989) – qui n’a donc pas été retenu au Jeu de Paume. Ses yeux plantés dans les vôtres, une blondinette tire sur sa cigarette en chocolat. La série, taxée aux Etats-Unis de pédopornographique, charrie son lot de controverses.
L’expo fait la part belle à ses photographies de paysage
Pour Mille et un passages, la sélection a été resserrée autour du rapport de ces enfants sauvages à leur environnement naturel. Il n’empêche, l’entrée en matière reste cruciale. Morbides et dérangeantes, ces photographies le sont. Elles le sont en raison de leur genèse elle-même : parce qu’ils sont savamment calculés, ces portraits nient le mythe de la pureté de l’enfance. L’innocence originelle que connote la nudité est un leurre.
Même dans ce jardin d’Eden, l’enfance intériorise les réflexes culturels. Les contrapposto, le rouge à lèvres et les cigarettes en chocolat sont certes indiciels, anecdotiques. Mais ces détails révèlent l’essence du travail de Sally Mann. Aucun être humain, pas même un enfant maintenu à l’écart de la civilisation, n’est longtemps vierge de l’Histoire, dont les préjugés anciens et récents, les structures de domination, les systèmes de classe et de castes modèlent les individus.
A partir du début des années 1990, Sally Mann se tourne à part entière vers la photographie de paysage
Les quatre autres sections du parcours l’explicitent, couvrant au total plus de quarante années de carrière. A partir du début des années 1990, Sally Mann se tourne à part entière vers la photographie de paysage. Toujours, ce sera le Deep South américain : la Virginie, dont elle est originaire, mais également, plus au sud encore, la Géorgie, la Louisiane ou le Mississippi.
L’air se mue en plomb, l’eau croupit et l’on étouffe encore davantage. La technique change. A la précision extrême des portraits de famille succèdent les expérimentations avec des négatifs et des objectifs déficients, intégrant à l’image les éclaboussures et les coulures accidentelles du développement.
Une oeuvre imprégnée de l’histoire douloureuse des Noirs américains
De ces paysages, Sally Mann cherche à convoquer les spectres. Ceux de la guerre, de la mort, de la souffrance et des injustices. Le Deep South, ses broussailles et ses marécages, suinte d’un cri silencieux, celui de l’histoire de l’esclavage et de la guerre de Sécession dont la Virginie fut l’épicentre. Le traitement vise alors à faire de la photographie moins la preuve d’une présence que la suggestion de l’absence. Les titres en sont l’indice.
Sally Mann cherche à convoquer les spectres de la guerre, de la mort, de la souffrance et des injustices
Ainsi, la vue d’une berge sauvage dénuée de tout signe distinctif humain révèle l’endroit où fut découvert le corps d’Emmett Till, adolescent noir qui trouva la mort en 1955, faussement accusé d’avoir flirté avec une femme blanche – Deep South, Untitled (Emmett Till River Bank) (1998). Plusieurs vues de paysages renvoient à ce drame, qui marqua de manière indélébile Sally Mann, alors enfant – Emmett, le nom de son fils aîné, s’en fait l’écho.
Au début des années 2000, l’artiste explore de manière plus frontale les liens entre l’histoire de sa région et sa propre histoire familiale. Elle dédie notamment une série à Virginia Carter, le nom de la nourrice noire employée par sa famille, qu’elle photographie avec sa fille du même prénom (The Two Virginias, 1991) ou dont elle rassemble des photographies vernaculaires au sein de grandes compositions d’archives.
Le parcours se clôt sur un rare autoportrait, composé de plusieurs prises réalisées entre 2006 et 2012. Une manière de traiter chaque parcelle de réel, le paysage ou son propre visage, comme une surface sensible irrémédiablement marquée par les stigmates certes invisibles à l’œil nu de la terre où l’on grandit, et vieillit.
Mille et un passages, jusqu’au 22 septembre, Jeu de Paume, Paris Ier
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