Pour ses 60 ans, Pascal Dusapin signe une splendide œuvre au noir : l’opéra « Penthesilea », d’après Heinrich von Kleist, une commande de La Monnaie de Bruxelles créée le 31 mars 2015.
« Dévorée par la passion, rongée par le devoir, affamée par le désir » : telle est Penthésilée, la reine des Amazones, face au guerrier grec Achille qu’elle affronte durant la guerre de Troie. Mais comment traiter de la démesure en évitant le piège de la surenchère illustrative ? C’est à ce dilemme que répond magistralement Pascal Dusapin en composant son septième opéra, Penthesilea, une commande de la Monnaie de Bruxelles, sur l’un des mythes les plus terrifiants de la Grèce antique qui relate la mort d’Achille, tué et dévoré par celle qu’il aime, Penthésilée.
Peu d’auteurs se sont risqués à l’approcher et, quand ils l’ont fait, c’était au risque d’une réprobation générale. Lorsque Heinrich von Kleist s’empare du sujet pour écrire une pièce de théâtre en 1807, celle-ci fait scandale, ne sera jamais publiée de son vivant et devra attendre le XXe siècle avant d’être montée.
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La dure loi des Amazones
Pour Pascal Dusapin, “l’écriture d’un opéra permet de rendre compte d’une inquiétude au monde. Quand j’ai écrit un opéra sur la Medea de Heiner Müller (déjà pour la Monnaie en 1992), j’ai pu penser aussi à la Bosnie d’alors, ravagée par la guerre. Je ne pouvais pas manquer de tisser des liens avec ce réel-là. La pièce de Kleist observe la question de l’amour au travers du filtre de la loi.” Car, si Penthésilée ne peut aimer Achille, c’est parce qu’elle ne peut aimer qu’un homme qu’elle a vaincu. Dure loi des Amazones qu’Achille essaie de contourner en lui proposant un ultime combat qu’il paiera de sa vie.
« Son histoire est d’une effrayante modernité, constate le compositeur. Qu’est l’amour dès lors qu’il est déterminé par la loi ? Mon intuition est que la structure narrative de Penthésilée existe aujourd’hui dans tous les conflits qui ne cessent de parsemer la planète. C’est pour cela que j’ai aussi le sentiment de témoigner de mon inquiétude au monde en écrivant ‘ma’ Penthesilea. Il n’est plus nécessaire d’aller convoquer le réalisme d’une situation, la métaphore suffit. »
Qu’il s’agisse de la composition musicale et du livret, cosigné Pascal Dusapin et Beate Haeckl, de la mise en scène de Pierre Audi ou de la scénographie conçue par l’artiste Belinda De Bruyckere, la tonalité générale de cette métaphore épouse toutes les nuances de la zone grise de l’humanité décrite dans ses livres par Primo Levi et englobe aussi la bile noire de la mélancolie. Une absence de couleurs qui rehausse l’intensité des tonalités émotionnelles qui se succèdent et font appel à des registres aussi changeants et miroitants que les lumières d’un ciel couvert du Nord.
A la déconstruction de la pièce de Kleist opérée dans le livret, qui condense l’action pour en pointer les contradictions inhérentes aux conflits entre les lois de la guerre et le dérèglement de l’amour, répond l’écriture musicale d’un opéra à la mélancolie orchestrale rehaussée de fulgurances électroniques, d’échos sonores traversés de coups de tonnerre. Jusqu’aux voix des chanteurs qui passent du récitatif au chant, du souffle au silence, tout, ici, répond à cette affirmation de Pascal Dusapin : “Composer n’est pas démontrer, c’est inventer des impulsions et des flux.” (Une musique en train de se faire)
Un art total
Mais l’opéra est un art total et la réussite de cette création de Penthesilea, le 31 mars à la Monnaie de Bruxelles, procède aussi de l’articulation féconde entre la musique et les voix qui se déploient dans la scénographie saisissante de Belinde De Bruyckere et la mise en scène de Pierre Audi. »Ce n’est pas un beau spectacle, l’ère moderne commence » : cette phrase de Christa Wolf qui ouvre le livret de Penthesilea trouve son prolongement métaphorique dans l’installation plastique et vidéographique, constituée d’empilements de peaux de chevaux dont le rituel du tannage opéré sur le vif des peaux écorchées accompagne en images le déroulement de l’opéra. Car c’est bien à cela que l’on assiste : à la mise à mort d’hommes et de femmes, plongées dans le sang de la guerre, où l’amour est un crime. Ulysse, compagnon d’arme d’Achille, le dit dès l’ouverture de l’opéra : “On n’y voit rien. Cette putain de machine de guerre, ce frelon en tenue de bataille, je la hais!” Paroles en pure perte.
Penthesilea, opéra de Pascal Dusapin, d’après Heinrich von Kleist, livret de Pascal Dusapin et Beate Haeckl, direction musicale Franck Ollu, mise en scène Pierre Audi, décor Berlinde De Bruyckere. Du 31 mars au 18 avril à l’Opéra national de Bruxelles, la Monnaie Du 26 au 30 septembre à l’Opéra National du Rhin, Strasbourg, le 17 octobre, à La Filature de Mulhouse.
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