Alors que trois livres reviennent sur la tentation fasciste de Le Corbusier, architecte visionnaire et utopiste, une expo rassemblant seize artistes contemporains permet d’attaquer la question sous un autre angle : plutôt que de se demander si l’on peut voir ou pas l’idéologie du « corbeau » dans ses œuvres, les multiples réemplois et citations de son œuvre chez les artistes d’aujourd’hui permettent de faire le point sur l’héritage moderniste.
L’œuvre vaut-elle ce que valait le personnage ? L’affaire semble entendue, pliée, rangée (et mise au programme du bac), au moins depuis l’illustre prise de bec qui opposa Proust à Sainte-Beuve. « Un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices », répétera-t-on alors sagement avec le premier, dont le Contre Sainte-Beuve, un recueil de critiques littéraires, fut publié à titre posthume en 1954.
« Le Corbusier, fasciste militant » ?
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Telle est pourtant bien la question qui se pose, avec une acuité renouvelée et une opacité retrouvée, à propos du corpus architectural, urbanistique et artistique de Le Corbusier. Non pas que des œuvres inédites aient été découvertes qui viendraient éclairer d’un jour nouveau l’ensemble de sa production. Ni œuvres de jeunesse oubliées, ni trésors de la maturité enfouis, mais bel et bien des révélations sur l’homme. Ainsi l’ouverture de la rétrospective consacrée à l’architecte au Centre Pompidou le 28 avril dernier, complète mais sans surprises, a-t-elle été court-circuitée par un autre événement : la publication d’une dépêche de l’AFP le 10 avril, reprise par plus de cent cinquante sites et journaux du monde entier. Le titre, laconique et ravageur : Le Corbusier, fasciste militant.
Un effet d’annonce certainement, mais pas uniquement. Car la dépêche fait écho à la parution de trois livres (Un Corbusier, du critique François Chaslin ; Le Corbusier, un fascisme français, de Xavier de Jarcy, journaliste à Télérama ; Le Corbusier, une froide vision du monde, de l’universitaire Marc Perelman) qui, chacun à leur manière, reviennent sur les affinités idéologiques de Le Corbusier avec le fascisme. Des livres qui contribuent à rouvrir un chapitre encore méconnu de l’histoire : celui des imbrications entre architecture et politique sous le régime de Vichy.
Les faits sont attestés, depuis sa fréquentation des cercles fascistes dans la France des années 1930 jusqu’aux « petites phrases » malheureuses glissées au détour de lettres à sa mère pendant l’Occupation (« les juifs en partie responsables »), puis son installation à Vichy de 1941 à 1942, alors qu’il nourrissait l’espoir de devenir le grand architecte de l’Etat français. Mais si les faits sont là, l’affaire était pourtant déjà connue des spécialistes de son œuvre. Au même titre d’ailleurs que la fascination qu’éveillèrent chez ce proche d’André Malraux les régimes autoritaires tous azimuts, lui qui fréquentera tout autant le Parti communiste avant d’apporter son soutien aux Républicains espagnols.
Peut-on voir les idées de l’homme dans l’esthétique de l’œuvre ?
Des habitudes, de la vie en société et des vices de Le Corbusier, que reste-t-il alors à dire ? Avant tout que la polémique actuelle, en se focalisant sur la genèse de ses réalisations, le contexte sociopolitique dans lequel elles ont éclos, et la moralité de leur auteur, passe sous silence un aspect essentiel. A savoir qu’il est dans la nature des grandes œuvres d’échapper à leur auteur, de mener une vie propre, et de dépasser ses intentions de départ – quelles qu’elles aient pu être. Or bien que nul ne songe à contester la grandeur de ces réalisations à la surface desquelles affleurent les intentions ambiguës, personne ne revient sur leur réception pour autant.
Pourtant, il semblerait bien que ce soit là l’une des voies permettant de sortir de l’impasse consistant à se demander si l’on peut voir la tentation fasciste de l’homme dans l’esthétique de l’œuvre. Quelle lecture les artistes ont-ils faite de Le Corbusier ? Car si, comme l’avançait Marc Perelmann dans sa tribune du 14 mai dans Le Monde, son œuvre est « un redoublement du réel », ce n’est donc pas dans l’œuvre elle-même qu’on y verra plus clair : son opacité et sa polysémie seraient même le gage de sa postérité.
Depuis les années 1990, un revival généralisé du modernisme
S’intéresser à la lecture et à la réinterprétation de Le Corbusier par les artistes, voilà ce que permet l’exposition Re_Corbusier qui se tient actuellement à la Maison La Roche dans le XVIe arrondissement parisien. Dans ce bâtiment construit au début des années 1920 par Le Corbusier et l’architecte Pierre Jeanneret, son cousin et proche collaborateur, les commissaires de l’exposition, Marjolaine Lévy et Catherine de Smet, ont rassemblé les œuvres de seize artistes contemporains. Tous, ils ont fait appel au vocabulaire moderniste et cité les formes et principes du « corbeau ».
Nés dans les années 1960, ces artistes sont représentatifs d’un phénomène relativement récent : le revival de l’architecture et du design moderniste, devenus des références incontournables de la culture visuelle depuis les années 1990, la décennie durant laquelle ces artistes commencent à faire leurs premières œuvres. Et l’héritage de Le Corbusier tout particulièrement, de loin le plus fréquemment convoqué dans ce phénomène de reprises.
Plusieurs raisons à cela. « D’abord parce qu’il est celui qui a joui de la plus grande reconnaissance, et dont la carrière aura été la plus longue. Mais aussi en raison de la polyvalence de son œuvre, qui compte aussi des écrits et des peintures », explique Catherine de Smet, maître de conférence à Paris VIII, qui lui a consacré sa thèse. Pour Marjolaine Lévy, dont les recherches de doctorat se portent sur le retour du modernisme dans la création contemporaine, le phénomène s’inscrit dans une tendance plus générale :
« Depuis la vague de patrimonialisation des années 1990, de plus en plus d’artistes adoptent une démarche d’historien ou même de chercheur. Il se mettent à aller chercher des sujets à partir desquels travailler, dans une optique de redécouverte. Le modernisme a l’avantage de permettre de combiner architecture et réflexions sociales. »
Le point de vue des artistes « se situe sur un tout autre terrain »
De Michel Aubry à Simon Starling, d’Evariste Richer à Tom Sachs, de Pierre Bismuth à Ryan Gander, à travers la peinture, l’installation, le dessin ou le travail du textile, un petit nombre d’éléments circule d’une œuvre à l’autre. On retrouve la Villa Savoye, les Cités radieuses, et Chandigarh pour l’architecture, la chaise longue et le fauteuil et canapé Grand Confort pour le mobilier. Mais aussi des grands principes, comme la spirale carrée à croissance illimitée ou la polychromie. Ce sont donc les éléments les plus connus qui sont repris. L’occasion pour les deux commissaires de l’exposition de rappeler que les artistes ne parlent pas du nazisme, car ils travaillent d’abord à partir d’images, et le plus souvent, celles qu’ils choisissent sont les plus médiatisées. Le matériau dont ils font œuvre est donc déjà intégré à l’inconscient collectif, et appartient à notre culture visuelle commune. Et les commissaires de souligner : « on se situe ici sur un tout autre terrain. »
Parmi les artistes de l’exposition, l’Anglais Ryan Gander présente l’œuvre Processual is not really a word and never has been (intellectual fallout) (2008). Posé au sol, un carton contient un amas de feuilles multicolores déchirées sur l’un de leurs côtés. Il nous explique :
« Parkett m’a demandé de faire une intervention dans les pages de leur magazine. Je leur ai proposé d’imprimer une section entière de leur magazine où la face de chaque page serait d’une couleur différente. Ces couleurs seraient des échantillons de la palette utilisée par Le Corbusier pour décorer ses constructions. De manière semi-ironique, j’ai appelé ces couleurs ‘les couleurs intellectuelles de Le Corbusier’. Ces pages ont ensuite été déchirées de chaque exemplaire du magazine. L’idée était que les abonnés se sentent lésés, en pensant que quelqu’un aurait été déchirer un article de leur magazine de façon illicite. Ce sont ces restes, les pages arrachés que je présente à la Fondation le Corbusier. »
Pour lui se dessinent deux manières de faire appel au modernisme. « Il y a les artistes qui se réfèrent de manière visuelle au modernisme, qui est effectivement une esthétique très attrayante. Et puis il y a ceux, bien moins nombreux, qui cherchent à faire des œuvres modernistes qui le soient dans leurs principes, leur éthique et leur morale. Le modernisme peut aussi être une manière de penser, et pas juste un héritage historique. Je fais partie de cette dernière catégorie. »
Après la fin des utopies, le vertige
Un point commun se détache : impossible de faire l’impasse sur l’après-modernisme. Le fragment, la ruine, la détérioration des bâtiments, la nature qui reprend ses droits ou au contraire l’invasion de l’architecture par les marques : penser en images ne signifie pas abdiquer toute perspective critique. Les formes visuelles ne se contentent pas de circuler sans que le temps ne laisse d’empreinte, et elles aussi sont corruptibles. Chez Ryan Gander, les « couleurs intellectuelles », ces couleurs minutieusement choisies afin de rendre plus harmonieux le quotidien de l’homme nouveau, ne subsistent qu’à titre d’abstraction.
Un délitement qui se prolonge chez Evariste Richer. Pour le dessin Une Ville contemporaine (2007), il reprend une toile originale de Le Corbusier, puis la reproduit en utilisant le procédé de l’anaglyphe, le principe des images en 3D, en superposant deux plans parfaitement identiques mais légèrement décalés, l’un cyan et l’autre magenta. En l’absence de lunettes corrigeant l’écart, les deux plans restent séparés. L’œil erre dans le dédale de lignes, et l’utopie est redoublée. Si Une ville contemporaine, le projet pharaonique que Le Corbusier imagine en 1922, préfiguration du fameux Plan Voisin, n’aura jamais été réalisé, sa représentation elle-même se fait la malle. Ce qu’il en reste ? Un mirage qui donne le vertige.
Citons également Blaise Drummond, dont la série de peintures Poetic Geography of Five Continents, entreprise à la fin des années 1990, fait flotter la représentation de constructions emblématiques (la Villa Savoye, la structure Dom-Ino) dans des paysages abstraits faits de taches et d’aplats matiérés qui évoquent les tests de Rorschach. Chez Tom Sachs, la charge critique est plus véhémente. Connu pour ses panoramas en carton plume qui déboulonnent les icônes du luxe (une guillotine Chanel, un plateau de fast-food Hermès), il fait ici de la Villa Savoye un drive-in McDonald, à partir d’une maquette bricolée dont le socle reprend scrupuleusement les proportions du Modulor.
Le saucisson et le rhizome
Il y a deux manières d’éluder la question des positions idéologiques de Le Corbusier. On peut appeler la première la tactique du saucisson, qui consisterait à découper le corpus des œuvres du « corbeau » en tranches : celles qui sont au-dessus de tout soupçon que l’on peut garder et montrer, celles qui sont douteuses, et qu’il vaut mieux mettre de côté pour l’instant. Le risque évident est de tomber dans un panorama totalement anhistorique. C’est d’ailleurs un reproche récurrent fait à la rétrospective Mesures de l’homme au Centre Pompidou, qui évite justement la période trouble de son œuvre, mais aussi un parti-pris assez fréquent dans le traitement de la polémique dans la presse.
L’autre approche, on l’a vu, serait la tentative de s’intéresser à la réception de l’œuvre et aux ramifications qui la prolongent et l’infléchissent, à la manière du rhizome, cette racine dont sont friands les post-modernistes. Cette approche a le mérite de réintroduire l’œuvre dans le temps historique, un temps qui se charge de faire le tri entre les rêves de maîtrise de l’architecte-démiurge et les trouvailles esthétiques fécondes. Enfin, elle permet de regarder les œuvres plutôt que de les lire – et de prendre le contre-pied la posture de l’explorateur à la recherche de preuves cachées dans les œuvres, comme le serait le sarcophage fasciste au centre de la blanche pyramide.
Ingrid Luquet-Gad
à voir
Re – Corbusier, du 1er avril au 6 juillet à la Fondation Le Corbusier à Paris
Le Corbusier. Mesures de l’homme, du 29 avril au 3 août au Centre Pompidou à Paris
à lire
Le Corbusier – Un fascisme français de Xavier de Jarcy (Albin Michel), 286 p., 19 €
Un Corbusier de François Chaslin (Seuil), 524 p., 24 €
Le Corbusier – Une froide vision du monde de Marc Perelman (Michalon), 255 p., 19 €
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