A la surprise générale, le collectif d’architectes « Assemble » empoche le prestigieux Turner Prize 2015. Récompensé pour son projet de réhabilitation d’un quartier de Liverpool, le collectif devient le premier « non-artiste » primé.
La France a les siens : le Prix Duchamp, ou encore le Prix Ricard. Outre-Manche, leur prestigieux équivalent se nomme le Turner Prize. Depuis 1984, ce prix d’art contemporain organisé par la Tate Gallery récompense un artiste ou collectif d’artistes de moins de 50 ans, de nationalité britannique ou résident de longue date du Royaume-Uni. Ce lundi 7 décembre, c’est, selon l’expression consacrée, « à la surprise générale » qu’il a été décerné au collectif d’architectes « Assemble ». Soit le premier « non-artiste » à empocher la prestigieuse distinction, récompensé pour ses projets collectifs menés avec les habitants d’un quartier de Liverpool en voie de réhabilitation.
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« Assemble » : infléchir la relégation en jouant la carte du local
Composé de 18 architectes, tous âgés de moins de 30 ans, le studio « Assemble », fondé en 2010 et basé à Londres, a choisi de mener main dans la main ses projets avec la communauté locale de leur lieu d’intervention. Art, design et architecture se mêlent librement pour tenter de mettre des images sur les visions des habitants, puis de tenter échafauder des solutions concrète, soient-elles temporaires, locales et artisanales. C’est à Liverpool donc, dans le quartier ouvrier de Toxteth, qu’ils ont décidé de tenter d’infléchir le cours des choses. A savoir le long délabrement d’un quartier abandonné par les collectivités, passant inexorablement d’un ancien cœur vibrant de la communauté noire à une zone fantôme désertique. Le long glissement vers la relégation commence avec les émeutes de 1981, lorsque de violents affrontements entre les jeunes du quartier et la police vinrent exprimer dans le sang le ras-le-bol face aux à une série de perquisitions sans motif de jeunes noirs du quartier par la brigade de police locale. Le quartier est bouclé : les commerces et les bars ferment, les locataires sont poussés dehors, et les maisons victoriennes d’origine remplacées par des logements sociaux construits à la va-vite.
Ce que propose « Assemble », ce n’est pas tant de rebâtir par dessus les décombres, et encore moins éradiquer le bâti actuel quand bien même celui-ci serait entaché de douloureux souvenirs. Mais plutôt, d’intervenir tout de suite, dans un esprit DIY et un peu punk, avec tout ce qui tombe sous la main, compensant l’absence de moyens par la créativité débridée. Ainsi, sur le site du collectif, on peut voir parmi les anciens projets comment ils ont transformé une ancienne station essence abandonnée en cinéma éphémère, appelé « Le Ciroleneum« , entièrement bricolé à partir de matériaux de récup, mais jouant avec les codes des anciens cinémas empire grandiloquents et baroques. Ou encore le « Blackhorse Workshop« , un atelier public implanté en périphérie londonienne, où sont mis gratuitement à disposition des habitants un atelier, des outils et une expertise technique sur place, le tout accompagné d’une signalétique à la fois pop et épurée, ainsi que d’un espace cafétéria.
« C’est le Turner Prize le moins égoïste, prétentieux ou autoréférentiel que j’aie jamais vu »
D’emblée, lors de l’annonce des nominés, les commentateurs l’avaient souligné : l’édition 2015 du Turner Prize se distinguait par l’ouverture de sa sélection. Sur les quatre nominés, zéro « white male artists » en lice. Mais un collectif qui brouille les frontières entre les disciplines et trois femmes : Bonnie Camplin, Janice Kerbel et Nicole Wermers. De quoi faire carrément déclarer au critique d’art de la BBC, Will Gompertz : « C’est le Turner Prize le moins égoïste, prétentieux ou autoréférentiel que j’aie jamais vu », à propos de l’exposition du prix, qui se tient cette année à Glasgow, au centre d’art Tramway. « Les quatre propositions sont des investigations pleines d’intelligence qui explorent les défauts et les recoins oubliés de notre quotidien ». On est donc loin des années 2000 et de la génération des Young British Artists, dont le Turner Prize était venu consacrer l’ascension fulgurante, en primant notamment Damian Hirst ou Tracey Emin.
Vers un renouveau de l’art socialement engagé ?
A BBC Art News, Alistair Hudson, membre du jury du Turner Prize 2015, directeur du Middlesbrough Institute of Modern Art et ardent défenseur du collectif, expliquait que pour lui, leur pratique rejoignait des mouvements du siècle dernier comme le Bauhaus, l’Omega Group ou encore le mouvement Arts and Crafts. Particulièrement influent en Angleterre au XIXe siècle, celui-ci, porté par son charismatique émissaire William Morris, refusait de séparer art et vie, prônant un retour à la fabrication artisanale d’objets quotidiens d’ornement, tapisseries ou meubles, pour contrer l’industrisalisation naissante, perçue comme déshumanisante. Plus récemment, on pense également à l’artiste américainTheaster Gates, qui à Chicago notamment, où il enseigne, combine pratique artistique et urbanisme, en transformant par exemple une maison à l’abandon en oeuvre d’art communautaire et ouverte à tous, équipée d’une librairie et d’une salle de projection.
Dans une perspective plus vaste, il est possible de lire la victoire du collectif comme l’indicateur du ras-le-bol croissant au sein du monde de l’art lui-même face aux excès du marché de l’art, de la privatisation croissantes des galeries, véritables enclaves dans l’espace publique, et de la création d’objets en fonction d’un marché existant – d’ailleurs, la veille, à dix mille lieues de là ou presque, s’achevait la tapageuse foire Art Basel Miami. Un bémol cependant, celui soulevé par Adrian Searle. Tout en se félicitant de la position hors-marché du collectif, il prévenait : « le danger d’un tel projet est qu’il sera perçu par certains comme prenant le relai des collectivités locales, ce qui, le cas échéant, pourrait avoir comme conséquence une coupe encore plus sévère dans les aides publiques, et une atomisation accrue des aides. »
Quant à « Assemble », ils ont déclaré qu’il utiliseraient la dotation de 25 000 livres (environ 35 000 euros) pour mettre sur pied un nouveau projet social, à Granby toujours, qui prendrait la forme d’un workshop employant les jeunes du quartier, où seraient fabriqués toute sorte de produits domestiques. Des tuiles, des poignées de portes ou encore des chaises, destinées à la vente, dont les profits prolongeront l’entreprise de reconstruction du quartier. Gageons qu’après des décennies d’abandon, le Turner Prize aura au moins à court terme eu pour effet de replacer Toxteth sur la carte du monde.
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