En Suisse, l’artiste majeur Ai Weiwei investit plusieurs musées réunis au sein du Palais de Rumine : un concentré de son œuvre, éclatée dans de multiples gestes, discrets ou spectaculaires.
Les artistes les plus connus dans le monde entier, ceux dont le seul nom évoque immédiatement un visage, une image, ou un geste, sont plutôt rares aujourd’hui. Jeff Koons, Damien Hirst, Anish Kapoor, Marina Abramovic et quelques autres font partie de cette catégorie d’artistes starisés au-delà même des frontières du champ de l’art. Le plus célèbre de tous est probablement l’artiste chinois Ai Weiwei, à cause des échos amplifiés suscités par son activisme et ses prises de position contre les autorités chinoises, à cause aussi de sa célèbre série de photos, Study of Perspective, démarrée en 1995 sur la place Tian’anmen, où un doigt d’honneur s’élève en face d’un bâtiment célèbre, emblématique du pouvoir politique ou culturel (un rejet des valeurs établies, énoncé dans une forme précédant l’apparition du selfie).
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Un nom qui participe à la mythologie
Mais, ce qui nourrit la notoriété d’Ai Weiwei procède peut-être surtout d’un fait plus simple encore : son nom même ! Comme si la facilité de son énonciation, fondée sur un effet de répétition (Weiwei), participait de sa mythologie, au-delà de son incarnation physique : un corps imposant, une longue barbe blanche, exposée sur la photo qui annonce son exposition au Palais de Rumine à Lausanne.
Le coup de force tient dans l’humour et l’énergie avec lesquelles Ai Weiwei a su s’incruster dans les salles du Palais de Rumine.
Près de vingt ans après sa découverte en Chine de l’artiste, encore inconnu, et treize ans après avoir monté sa première exposition en Europe, à la Kunsthalle de Berne, le directeur du musée cantonal des Beaux-Arts (mcb-a) Bernard Fibicher a invité Ai Weiwei à investir cet hiver l’immense Palais de Rumine, qui abrite dans ses murs anciens plusieurs musées (archéologie, histoire, zoologie, géologie, monnaie, en plus des beaux-arts). Pour Bernard Fibicher, cette exposition a un goût particulier : elle sera la dernière du Palais, puisqu’un immense chantier est en cours près de la gare de Lausanne – Plateforme 10, piloté par les architectes catalans Fabrizio Barozzi et Alberto Veiga, mais aussi les frères Aires Mateus pour le musée de l’Elysée et le mudac – afin de réunir dans un immense musée les beaux-arts, la photographie, les arts appliqués, l’art textile et le design (ainsi que les fondations Félix Vallotton et Toms Pauli).
Le coup de force tient dans l’humour et l’énergie avec lesquelles l’artiste a su s’incruster dans les salles du Palais de Rumine ; comme un jeu de pistes invitant le spectateur à identifier les traces, parfois discrètes, de sa présence dans des salles académiques, où les squelettes d’animaux, les objets archéologiques ou les pièces de monnaie saturent l’espace. Dans les vitrines du musée cantonal de Géologie, on découvre par exemple des menottes et des cosmétiques, perdus au cœur de pierres de jade : une manière, avec des objets communs (un bâton de rouge à lèvres, un sextoy…), de rendre triviale la matière traditionnelle et fétichisée que constitue le jade. Au musée cantonal d’Archéologie et d’Histoire, l’artiste se met ironiquement en scène dans un triptyque photographique, en train de laisser tomber par terre un vase ancien (un clin d’œil à la destruction du patrimoine chinois par Mao puis Deng Xiaoping).
Le jeu de pistes n’en finit pas de susciter des surprises (un masque mortuaire, des vases colorés, des plats en porcelaine…)
Au musée cantonal de Zoologie, Ai Weiwei expose un cerf-volant chinois traditionnel, formé de fines lanières de bambou courbées et attachées avec des ficelles, traversant une grande salle en hauteur. Le jeu de pistes n’en finit pas de susciter des surprises (un masque mortuaire, des vases colorés, des plats en porcelaine…), comme cette étonnante série de photographies, Exchange (1998), où l’artiste s’amuse à consigner en treize images des opérations de change à Venise dans une monnaie puis une autre : des 100 dollars de départ, il ne restera rien, comme une allégorie absurde de l’économie financière néolibérale.
Une teneur politique incontournable
Errant parmi les salles de tous les musées du Palais, dominé en son cœur par le musée des Beaux-Arts, le visiteur découvre ainsi une gamme d’interventions assez large de l’artiste, qui présente plus de quarante œuvres produites entre 1995 et aujourd’hui, qui dans leur foisonnement même interrogent le monde contemporain, autant sur ses points de friction et ses dérives politiques (la crise des migrants, la dictature du régime chinois, les systèmes de surveillance, la mémoire des peuples endeuillés…) que sur la possibilité de conjurer la peur, la haine et l’oubli par l’attention portée aux objets, aux espaces, par la volonté d’habiter, politiquement et esthétiquement, l’air du temps.
Comment regarder ses objets de contemplation, souvent des sculptures au sol – Blossom, Sunflower Seeds… – ou des papiers peints – “L’animal qui ressemble à un lama mais qui est vraiment un alpaga” –, autrement qu’en pensant aux récits politiques qui secrètement se cachent sous une surface lisse et léchée ? Chacune de ses pièces, assez pop dans leur pure spectacularité, invite au dévoilement d’un récit qui la porte. Les fleurs blanches fabriquées en porcelaine évoquent la campagne des cent fleurs menée par Mao en 1957, année de naissance de Ai Weiwei (“L’histoire d’une comédie qui va se muer en tragédie”, écrivait au sujet de cet épisode historique le sinologue Jean-Luc Domenach).
Où l’absurdité et l’hyperbole, la monotonie et la folie, l’anonymat et la perte s’entrelacent…
Le propre père de l’artiste, Ai Qing, poète, dénonça en son temps le délire du régime maoïste en comparant la volonté d’uniformisation artistique à celle d’un jardinier qui ne planterait que des fleurs identiques : c’est cette idée d’un jardin triste, sans éclat, rempli de cent fleurs blanches comme la mort que traduit l’immense sculpture horizontale de l’artiste. De la même manière, plus impressionnante encore, son œuvre majeure, Sunflower Seeds (2008) qui occupe la deuxième salle d’exposition, exhibe treize tonnes de graines de tournesol en porcelaine, toutes peintes à la main par 1600 artisans de Jingdezhen. Cette évocation secrète d’un régime – visuel et politique – où l’absurdité et l’hyperbole, la monotonie et la folie, l’anonymat et la perte s’entrelacent, trouble le visiteur, happé par le mystère d’un trop-plein. Quant au papier peint qui recouvre l’immense salle accueillant les graines de tournesol, il affiche des motifs aussi chargés politiquement que des caméras de surveillance, des menottes, le logo de Twitter, comme un jeu en trompe-l’œil qui ne trompe personne.
Ses pièces peuvent aussi afficher une ambition plus modeste dans leur déploiement physique, comme ces magnifiques seize éléments en bois, évoquant des balles en plastique avec lesquelles jouent les chats. Aussi sobres esthétiquement que techniquement sophistiquées, ces boules de bois dégagent une vraie délicatesse : un casse-tête chinois transfiguré en sculpture minimale. Entre jeux de pistes, intériorisation des secousses politiques dans les éclats disséminés des objets, goût des formes spectaculaires et sensuelles, la présence d’Ai Weiwei au Palais de Rumine ne fait pas que dynamiter l’ordre tranquille d’un musée à l’ancienne. Elle déroute le spectateur qui prenait Ai Weiwei pour un simple agitateur et provocateur. On le découvre créateur compulsif de formes révélant ses états d’âme autant que les états des drames présents.
Ai Weiwei, exposition D’ailleurs c’est toujours les autres
Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne
Jusqu’au 28 janvier 2018
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