Où est passé l’esprit du mythique CBGB, qui a fermé ses portes en 2006 après trente-trois ans de bons et loyaux services ? Voici en substance la question que pose l’artiste Rirkrit Tiravanija à la galerie Chantal Crousel, avec une reconstitution grandeur nature, sans fétichisme aucun, des fameuses “dirty bathrooms” du club punk new-yorkais.
« Je prends le bar avec moi, je prends la scène avec moi, je prends les urinoirs dans lesquels j’ai pissé avec Joey Ramone.” On est en 2006, et Hilly Cristal, fondateur et gérant du mythique club CBGB, fondé en décembre 1973 à Manhattan, annonce qu’il va déménager à Las Vegas, contraint de mettre la clé sous la porte après que le propriétaire du bâtiment a annoncé vouloir doubler le prix de la location.
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Depuis c’est silence radio. Avec cette question qui reste en suspens et que contribue aujourd’hui à reformuler la drôle d’exposition que signe l’artiste thaïlandais Rirkrit Tiravanija à la galerie Chantal Crousel à Paris. A quoi tient l’esprit d’un lieu ? Suffit-il, comme le proposait Hilly Cristal de télétransporter bar poisseux et backstage pouilleux pour retrouver l’odeur de la sueur et de l’alcool, les cris et la puissance des shoots, les accords dissonants de Television et la voix de Tom Verlaine, les Perfecto des Ramones et le punk sexy de Debbie Harry ?
Suffit-il comme le fait aujourd’hui Tiravanija de reconstituer à échelle 1, les fameuses “dirty bathroom” du CBGB pour retrouver un peu du parfum contestataire du punk new-yorkais né sur les cendres de la contre-culture, les relents de la guerre du Vietnam et l’insalubrité du Bronx ?
Tiravanija ne se fait aucune illusion apparemment, qui ne fait même pas mine d’importer, ou de reporter, les traces multiples, traces de doigts, graffs et stickers qui recouvraient littéralement les chiottes cradingues du 315 Bowery ; mais livre ici un remake immaculé (bien que fonctionnel – les toilettes fonctionnent, vous pouvez y faire un stop) ces coulisses au moins aussi décisives que la piste de danse et la scène (que l’on retrouve plus loin dans l’exposition).
Les déclarations d’amour ou les insultes griffonnées à même les murs qui se sont accumulées au long des 33 années d’activité du club apparaissent ici de façon quasi imperceptible, blanc sur blanc mais signalées par un léger relief à peine visible à l’œil nu.
Zéro fétichisme donc du côté de Tiravanija réputé pour ses expériences communautaires (repas partagé et puzzle géant) et son appartenance à un courant phare dans les années 90 : l’esthétique relationnelle, mais plutôt un geste fort avec cette entrée en matière imposée en quelque sorte, puisque le visiteur doit d’abord passer par ce sas historique et ironique à la fois, avant de revenir sur ses pas, faire le tour du pâté de maison et rejoindre le reste de l’exposition en passant cette fois par l’arrière-cour de la galerie ! Une façon de nous mettre le nez dans l’histoire et de nous proposer une expérience live du reenactment (pratique très en vue dans l’art contemporain et dont Tiravanija est l’un représentants).
« Il témoigne d’un rejet total des circuits conventionnels et donne notamment le droit à tout un chacun de monter sur scène pour s’y exprimer, de manière plus ou moins talentueuse. Inspiré par cette culture de l’amateurisme et de la contestation, Rirkrit Tiravanija provoque de manière récurrente des situations d’expérimentation, laissant le visiteur interagir en toute liberté avec ses installations et faisant ainsi glisser son statut de visiteur à celui de participant » peut-on ainsi lire dans le texte de présentation.
Le reste de cette exposition chorégraphiée, qui attend du spectateur qu’il joue le jeu, face à un saut aux toilettes, s’y arrêtent éventuellement le temps d’un rail de coke ou d’une pause pipi, avant de parcourir quelques centaines de mètres et de débarquer par l’arrière, joue sur la même corde, avec la reproduction millimétrée, mais en marbre, de la scène mythique qui vit passer Blondie, Suicide ou Patti Smith.
Les instruments, batteries, guitares et basses, activées le soir du vernissage par l’artiste en personne, sont désormais à la disposition du public. Tandis que des bacs à glace, sans bière, mais remplis de lard de Colonnata (un lard blanc et fondant, un temps conservé dans des vasques en marbre de carrare dont sont aussi fait ces facsimilés de glacière), jonchent le sol de la galerie.
Dans la salle adjacente : deux couvertures sérigraphiées sur toile du journal Libération affublées du même message, « on ne peut pas simuler la liberté« , font de l’œil à une série de dessins sur fond rouge (les mêmes que ceux présentés actuellement à la Biennale de Venise) recensant tous les soulèvement populaires de ces dernières années. Une façon de rappeler qu’en 2015, si les canaux de révolte ont changé, il souffle encore un vent contestataire. Bien loin de l’East Village.
Claire Moulène
Rirkrit Tiravanija, Untitled 2015 (Run Like Hell), jusqu’au 18 juillet à la galerie Chantal Crousel. Paris.
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Bienvenue au club
En 1973, le punk élit domicile au CBGB. Là, c’est l’histoire du mouvement qui s’écrit au fil des concerts.
Décembre 1973, le CBGB ouvrit ses portes au 315 Bowery, sur les cendres du Palace Bar. Trois blocs à l’est, c’était l’Avenue A. Deux blocs au sud, la lisière du Lower East Side. Au cœur du brasier. Peu avant, le Mercer Arts Center avait fermé. Ses habitués (New York Dolls, Suicide…) se mirent à la recherche d’un havre. Le proprio Hilly Kristal, fan de blues, était convaincu qu’il pouvait attirer dans ce coin du Bowery (alors essentiellement peuplé de clodos, de junkies et de bohèmes) les amateurs de country et de bluegrass. Qui ne vinrent jamais. Ou furent vite dissuadés par cet espace puant l’urine, au sol chroniquement sale, aux toilettes graffitées où l’on déféquait à la vue de tous, et dont les cuisines à l’hygiène moyenâgeuse abritait un chili infect dans lequel les Dead Boys aimaient à se branler…
Ainsi, le CBGB végéta jusqu’à ce que Richard Hell y programme un concert de Television, le 31 mars 1974. Héroïne en quantité. Accrochages. Pitreries de Tom Verlaine. Kristal jura qu’on ne l’y reprendrait plus, mais se vit supplier de remettre ça. Il céda. Après tout, son bar avait fait du profit, et pour cachet le groupe s’était contenté d’un peu de monnaie. La fois d’après, Television débarqua avec quatre blousons noirs : les Ramones. La suite est célèbre. Patti Smith élit domicile au 315 Bowery, aussitôt suivie d’une faune hirsute : Jayne County, Suicide, Johnny Thunders, The Dictators ou Malcolm McLaren – alors manager des New York Dolls – qui vint ici piocher quelques idées pour son futur grand projet.
L’histoire a été largement révisée depuis mais, en 1974, il n’y avait pas cent personnes qui traînaient au CBGB. Un an plus tard, le club était l’épicentre de l’underground new-yorkais, programmant Talking Heads, Blondie, Mink DeVille. Dans le public : Iggy Pop, David Bowie, Lou Reed ou Lester Bangs. Les mêmes se retrouveraient sous peu dans un autre haut lieu punk : Max’s Kansas City, sur Park Avenue South.
La décennie suivante, le hardcore y constitua son abri (Sick of It All, Madball, Agnostic Front, etc.) et, jusqu’à sa fermeture en 2006, il accueillit plusieurs gloires du rock qui vinrent y parfaire leur réputation (Guns N’Roses, AC/DC, Green Day, The Strokes, etc.). A sa place trône aujourd’hui une galerie d’art. De là, remontez jusqu’à l’angle de 2nd Street : Joey Ramone Place. Inaugurée en mémoire de ce que le chanteur “a apporté à New York”. Plus loin, sur Bleecker Street, un graffiti sur la grille d’une épicerie : “Metallic K.O.” Le dernier concert des Stooges avant implosion. C’était en 1974. Le punk new-yorkais venait de naître. Deux ans plus tard, l’industrie s’en mêlait. Peu après, la plupart de ses héros étaient lessivés. David Brun-Lambert
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