A 33 ans, Ed Fornieles invente des scripts entre réel et fiction adaptés notre époque hypermoderne : celle des photos de profil retouchées, de la surveillance généralisée et du terrorisme planétaire. Les 8, 9 et 10 avril, il présentera son nouveau projet au Palais de Tokyo dans le cadre du festival « DO DISTURB ». Entretien.
Au moment d’écrire sur un artiste, que fait-on ? Idéalement, on aimerait répondre que l’on compulse ses catalogues d’exposition en bibliothèque. Ou au moins que l’on parcourt méticuleusement la page qui lui est dédiée sur le site de sa galerie. Mais ne nous mentons pas. Bien sûr qu’on s’en remet d’abord à l’omniscience de l’hypercortex nommé Google ! Flottent là, dans l’apesanteur anhistorique et déhiérarchisée, aussi bien la documentation des précédentes expos que les données personnelles relatives à la personne privée de l’artiste : ses profils sur divers réseaux sociaux, ses checks-ins sur Yelp peut-être, éventuellement ses photos de vacances hébergées sur un compte Flickr oublié depuis belle lurette.
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Pour le spectateur contemporain, difficile d’échapper à tout ce brouhaha biographique : la contemplation esthétique vient forcément se détacher sur ce fond. Dans le cas de l’artiste britannique Ed Fornieles, 33 ans, la méthode Google ne déçoit pas. Ce qui remonte en premier ? Son amourette avec une actrice bankable et glamour. Puis, en scrollant, une représentation dessinée un peu naïve de la famille idéale : l’artiste, sa girlfriend et trois bambins sages comme une image. Cette image, pourtant, ne provient pas d’un tabloïd, mais bel et bien de la presse artistique. Plus précisément, elle est issue de l’un des derniers projets en date de l’artiste, intitulé Modern Family. En 2014, à la Chisenhale Gallery à Londres, celui-ci construit une installation fictionnelle confrontant la réalité de l’espace physique à l’idéal virtuel véhiculé par Pinterest. Ce sera alors sa propre histoire qui lui servira de point de départ pour mettre en scène des personnages archétypaux de la “good life” outre-Atlantique.
S’il est un artiste qui a compris l’évolution des modes de perception de l’œuvre, c’est bien Ed Fornieles. Sans la fascination pop de ses compères post-internet pour le flux virtuel, Ed Fornieles s’intéresse à la manière dont se forment les identités sur la toile, en écrivant des scripts pour des personnages archétypaux qu’il réintroduit ensuite dans leur habitat naturel : les réseaux sociaux. Au Palais de Tokyo, dans le cadre du festival Do Disturb, il présentera une installation vidéo mettant en scène l’attaque de Paris par une bande d’individus mutants, les “Subjects”, bien déterminés à contaminer le reste de la population. Pour cela, il mêlera les séquences filmées en temps réel au Palais de Tokyo, l’animation vidéo, et un script écrit au préalable. On l’a rencontré pour parler avatars, David Foster Wallace et programmes de développement personnel.
Tumblr, Facebook, Twitter, Instagram : toutes les plateformes digitales du web 2.0 ou presque sont devenues le support de vos œuvres, qui prennent la forme de récits et d’expérimentations sociales. Quel a été le point de départ de cette démarche ?
Ed Fornieles – Dès qu’un médium rencontre une large base d’utilisateurs, je suis convaincu qu’il est important pour un artiste de l’intégrer à sa démarche : la popularité renvoie toujours à des implications plus profondes de pouvoir. Du point de vue artistique, ces plateformes offrent également une expérience différente, propre au médium, aussi nouvelle que l’est la technologie qui l’engendre. Soudainement, une performance peut être jouée par des milliers de personnes au quotidien et plusieurs mois durant, parce que l’interface, en l’occurrence le réseau social, a été conçu à cette fin.
Le personnage récurrent du renard en est l’une des illustrations. Quelle est son origine ?
Ce renard, que j’ai dessiné à la manière d’un personnage de dessin animé, est mon avatar. D’une certaine manière, devenir un personnage était un mécanisme de survie : une façon de faire évoluer ou muter le corps physique pour de le rendre plus adapté à son nouvel environnement virtuel. Il s’agit d’une projection, qui me permet de m’exprimer avec plus d’honnêteté, et de devenir plus lisible que je ne l’étais auparavant. Récemment, avec ce même personnage, j’ai également commencé à travailler avec des marques. C’est assez excitant : le moi-renard peut digérer ou intérioriser la marque, et mettre en scène une rencontre où a lieu une sorte d’échange, où nos deux corps deviennent inextricablement liés.
Cet avatar, le considérez-vous comme un camouflage de votre personne réelle ou comme une manière d’accroître sa visibilité ? Un passage visionnaire du livre La Comédie infinie de David Foster Wallace imagine comment, suite à l’avènement des appels téléphoniques en vidéo, chacun se fait fabriquer un masque composé à partir des photographies les plus flatteuses de soi… Résultat, plus personne n’ose sortir de chez soi, de peur de montrer son vrai visage.
C’est un super extrait, qui à mon avis décrit la mutation logique voire la conclusion d’un environnement technologique où l’on communique en fait autant avec soi-même qu’avec les autres. En revanche, il me semble qu’il omet le versant libérateur de cette dynamique : l’identité peut aussi se construire précisément dans cet espace de retrait et de fictionnalisation. Pour répondre plus directement à ta question, je ne cherche pas à cacher quoi que ce soit. Toute forme d’identité est implicitement virtuelle ; toute présentation de soi fait l’objet d’une certaine forme de médiation.
On pourrait comparer l’irruption des réseaux sociaux dans notre quotidien à celle du miroir : bien que tout le monde ait déjà observé le phénomène du reflet, celui-ci se trouve à présent aussi sur le mur ou dans notre poche. Or ces moments où l’on aperçoit son propre reflet recèlent, à mon sens, beaucoup de joyaux cachés. Et à partir de ces images, l’artiste peut créer.
Vous incrustez votre avatar dessiné dans des photos couleurs. Même si les deux médiums, le dessin et la photo, sont l’un et l’autre une représentation du réel, nous avons tendance à faire du second un reflet fidèle de la réalité. Justement, mêler les faits et la fiction est une autre caractéristique de votre démarche…
Comme le rappelle bien David Foster Wallace en précisant que les masques étaient composés de plusieurs photos assemblée, la photo est toujours construite. Ce n’est pas un reflet, mais une fiction qui a fini par prendre valeur de vérité – ou du moins s’en rapprocher. Au contraire, le dessin, plus spécifiquement ici les dessins animés deviennent pour nous l’équivalent de plasticité totale. Superposer ces deux réalités m’intéresse : je considère le résultat comme une sorte de spectre total à l’intérieur duquel l’identité peut se mouvoir plus librement.
Vos premières œuvres avaient un ton célébratoire très Jeff Koons : la télé-réalité Pool Party (2013) ou encore la sit-com Facebook Dorm Daze (2011) jouait sur les archétypes de l’insouciance ado, ambiance internat, partouze et cocktails fluo. En revanche, The Subjects, le projet que vous montrerez au Palais de Tokyo, est beaucoup plus sombre, jouant sur les angoisses contemporaines : la peur de l’autre, le terrorisme, la guerre bactériologique. Avez-vous l’impression que l’on vit dans une époque plus anxiogène ?
Je suis quelqu’un de nerveux, et je suis constamment habité par des angoisses auxquelles font référence les histoires que je construis. Ces angoisses se manifestent sous forme d’hypocondrie, où j’ai l’impression que mon corps va se rebeller contre moi, et je suis aussi en proie à de grandes peurs où je suis persuadé que la fin du monde est imminente et la mienne avec. Après la fac, j’ai commencé à échafauder un plan de fuite pour rejoindre l’Argentine, d’où est originaire ma famille, afin de pouvoir m’y réfugier et échapper aux effets du réchauffement climatique. L’acte de planification a suffi à étouffer la peur, mais celle-ci refait surface à chaque fois que j’aperçois un gros titre dans la presse. En France, ces peurs ne sont pas nouvelles : les Gaulois avaient peur que le ciel leur tombe sur la tête, tandis que dans les années 50, c’est le spectre de la bombe nucléaire qui a pris de dessus. Et aujourd’hui, pêle-mêle : le réchauffement climatique, le terrorisme, l’immigration, les épidémies. Tout ça est bien réel, et d’une certaine manière, leur présence n’est plus vraiment celle d’une horreur vécue, mais plutôt d’un bruit de fond qui colore la perception d’une certaine teinte.
Vous avez commencé en écrivant des scripts pour d’autres personnages, puis, de plus en plus, c’est vous que vous mettez en scène dans vos expos. Que l’artiste soit devenu un personnage public a l’air de vous fasciner. Comment le vivez-vous ?
Nous vivons dans l’ère du biographique. Les récits à la première personne sont devenue partie intégrante de notre cadre de vie. Mais en art, cet aspect-là a toujours été présent, et le récit qui entoure l’artiste, même s’il ne doit pas être nécessaire pour appréhender l’œuvre, permet cependant très souvent d’enrichir son approche. Celle-ci se fond dans l’identité de l’artiste et inversement, jusqu’à ce qu’il ne soit plus possible de séparer l’un et l’autre. Vanessa Carlos, la galeriste qui me représente à Londres, prend souvent avec moi le rôle du psychanalyste, que ce soit par rapport à mon travail ou à ma vie privée. Ce faisant, elle me fait prendre conscience à quel point les productions artistiques sont les symptômes d’un certain état psychologique, d’une histoire, d’une manière de penser, d’une névrose et d’un tas d’obsessions.
Après le Palais de Tokyo, vous ouvrirez une expo à Berlin le 28 avril à la galerie Arratia Beer, qui vous représente. Vous évoquiez un programme de développement personnel que vous comptiez suivre vous-même…
Die Geist : Flesh Feist (« L’Esprit : la chair”- ndlr), c’est le nom de l’expo, cherche à mettre en scène les différents régimes alimentaires que l’on trouve dans les programmes de développement personnel. Ceux-ci considèrent le corps et le cerveau comme des systèmes pouvant être compris, exploités et contrôlés. L’expo cartographiera ma propre expérience de l’un de ces régimes, en documentant non seulement ses effets personnels, mais aussi les effets psychiques et les contradictions qui en résultent. Le spectateur pourra aussi acheter des kits débutants lui permettant d’entreprendre à son tour son voyage dans le monde merveilleux du développement personnel. Pour moi, c’est la suite directe des œuvres sur la formation des identités contemporaines, sauf qu’ici, le point de départ ce sont ces outils prédéfinis, qui peuvent ensuite être reformatés et appliqués à la production artistique.
Propos recueillis par Ingrid Luquet-Gad
The Subjects (dans le cadre du Festival Do Disturb) les 8, 9 et 10 avril au Palais de Tokyo à Paris
Die Geist : Der Fleisch du 29 avril au 1er mai à la Galerie Arratia Beer à Berlin
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