Au Palais de Tokyo, l’artiste argentine Mika Rottenberg démonte les mythes du libéralisme pour en révéler la pourriture cachée. Décapant et burlesque.
Oubliez les diagnostics catastrophistes sur la dématérialisation du travail. Car notre réalité matérielle, celle qui entrave les corps et soumet les esprits, relève plus que jamais du travail à la chaîne. Au Palais de Tokyo, l’Argentine Mika Rottenberg en fait la démonstration éclatante, dressant le panorama de l’immense chaîne de montage qui nous tient désormais lieu de loi universelle, et régit aussi bien les phénomènes naturels que les rapports sociaux. Oubliez les prédictions sur l’économie numérique, et recentrez plutôt vos inquiétudes sur les conditions laborieuses actuelles, nous intime la machine infernale de l’artiste.
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Squeeze, une vidéo de 2010 d’une vingtaine de minutes, juxtapose les plans de cueilleuses de caoutchouc en Inde, de travailleurs immigrés mexicains affairés à sectionner des têtes de laitues de leur tige, et des masseuses chinoises – représentant respectivement l’extraction des ressources naturelles, la transformation industrielle et le secteur tertiaire. Entre ceux-ci, des ouvertures coulissent, annihilant les distances physiques entre les scènes et les secteurs d’activité.
Matérialisation de l’absurdité de rouages qui tournent à vide
Tout est connecté et, pourtant, la mécanique est loin d’être bien huilée : l’expo grince, crisse et chuinte de toute part. Ce qui fait tourner le monde, c’est l’effort physique ; ce que produisent ces ouvrières, c’est avant tout de la sueur humaine, matérialisation de l’absurdité de rouages qui tournent à vide. Spontanément, le rapprochement avec la vidéo culte Le Cours des choses (Der Lauf der Dinge) du duo suisse Fischli et Weiss s’impose.
Datant de 1988, on y assiste à l’implacable enchaînement causal de transformations de la matière, à la manière d’un jeu de dominos niveau expert pimenté de toutes sortes d’engrenages, poulies et pendules et de réactions chimiques à ne surtout pas essayer chez soi. Comme dans les vidéos de Mika Rottenberg, le montage dynamique crée un effet narratif et burlesque, ponctué d’accidents, de rebondissements et de suspense.
Une paire de fesses passent au travers d’un mur
Or s’il est fréquent d’identifier des personnages dans la comédie d’objets de Fischli et Weiss (une échelle qui marche ou une table qui se déhanche), Mika Rottenberg montre au contraire le devenir-objet du corps. Dans Squeeze, des langues ou une paire de fesses passent au travers d’un mur, et l’espace de l’exposition est lui-même ponctué de petits trous, sortes de glory holes qui s’ouvrent sur des vidéos miniatures en kaléidoscope de membres luisants et bodybuildés.
Pour chacune des quatre vidéos présentées, Squeeze, NoNoseKnows, Bowls Balls Souls Holes et SEVEN, les décors se prolongent sous forme d’installations dans l’espace. La subsomption du capitalisme dévorant ne connaît pas de limites. Pas même celle du médium, puisque nous-mêmes, visiteurs, nous retrouvons à habiter les espaces interlopes des films : au choix, une chambre de motel défraîchie ou une salle de bingo aux murs jaunâtres.
Le rêve, le rire et la pornographie
Le tour de force réside dans l’insertion d’échappées fantasmagoriques au cœur même de cette fadeur standardisée, à l’image des bulles de savon géantes de NoNoseKnows ou du visage criblé de pinces à linge de couleurs vives de Bowl Balls Souls Holes.
On aimerait alors pouvoir dire que ces éléments viennent troubler le réel ou offrir un refuge, ne serait-ce qu’imaginaire, aux travailleurs asservis. Ce n’est pas le cas. Toute la lucidité de l’artiste s’y révèle : le rêve, le rire et la pornographie, autre fil rouge de l’exposition, sont directement intégrés à cette pâte gluante qu’est le capitalisme. Tout en collant au réel, le propos n’est jamais démonstratif, et l’on a rarement vu une esthétique aussi singulière, inventive et tout bonnement absurde que celle de Mika Rottenberg. Ingrid Luquet-Gad
Mika Rottenberg jusqu’au 11 septembre au Palais de Tokyo, Paris XVIe, palaisdetokyo.com
et aussi exposition de dessins jusqu’au 30 juillet à la galerie Laurent Godin, Paris IIIe
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