Devenue star à l’international, la jeune artiste française Camille Henrot investit l’intégralité du Palais de Tokyo avec son exposition Days Are Dogs. Un travail d’une densité vertigineuse.
Enfant, Camille Henrot séchait les cours pour aller au zoo dessiner les animaux. L’obsession lui est restée. Aujourd’hui, les plus grands musées du monde accueillent son bestiaire enchanté. Et cet automne, c’est au tour du Palais de Tokyo de lui ouvrir ses portes. Dans son inventaire à la Prévert, il y a un renard (pâle), un serpent (mécanique), des requins, des ouistitis, des tigres (de papier glacé) et mille autres créatures.
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Tout ce petit monde a la bougeotte ; ça grouille et s’agite, au point que l’on finit par ne plus trop distinguer où commence l’un et où finit l’autre. Les cosmologies de Camille Henrot, née en 1978, ressemblent peut-être à des inventaires à la Prévert, mais effectués sous Adderall par un archiviste épileptique. Ce panorama, elle le déployait en 2014 lors de The Pale Fox, sa dernière exposition solo en France.
Arrivée de biais dans l’art contemporain
Au Centre d’art et de recherche Bétonsalon à Paris, la Française déployait une profusion encyclopédique de plus de quatre cents photographies, sculptures, livres et dessins. Un “délire de groupement”, dira-t-elle à propos de cette matière d’origine disparate, dont les éléments avaient indistinctement été empruntés à des musées d’histoire naturelle, fabriqués de ses mains ou glanés sur eBay.
A moins de 40 ans, Camille Henrot s’est imposée comme l’une des artistes françaises les plus en vue de sa génération. L’art contemporain, elle y est pourtant venue de biais. Dans un milieu tout aussi saturé que celui qu’elle met en scène, elle se fraie un chemin en traquant son obsession première : l’image, en mouvement de préférence, souvent associée à la musique et au dessin. Diplômée des Arts décoratifs, elle réalise d’abord des clips pour des musiciens, qui l’emmèneront ensuite vers des formats plus hybrides.
Camille Henrot emboîte le pas à Philippe Parreno et Tino Sehgal, les deux seuls autres artistes à avoir investi l’intégralité du Palais de Tokyo
En 2005, elle a 27 ans et expose trois de ses vidéos à la galerie Dominique Fiat. Avec l’exposition Room Movies, le monde de l’art hexagonal la découvre. “Je me souviens très bien comment je suis tombée sur sa vidéo Deep inside présentée lors de cette exposition, raconte Daria de Beauvais, commissaire au Palais de Tokyo. Sur la pellicule d’un film porno des années 1970, elle était intervenue au feutre noir pour masquer certaines parties et venir redessiner en filigrane une histoire d’amour mélancolique.”
Depuis, la commissaire n’a cessé de suivre son travail, l’invitant ponctuellement à exposer au Palais de Tokyo : une première fois lors d’un module dédié à la scène émergente française puis régulièrement jusqu’en 2014, date à laquelle l’institution décide de lui confier l’une de ses cartes blanches annuelles. Avec Days Are Dogs, sa plus grande exposition à ce jour, Camille Henrot emboîte le pas à Philippe Parreno et Tino Sehgal, les deux seuls autres artistes à avoir investi l’intégralité de l’institution.
Des œuvres-cheval de Troie
En France, l’artiste a longtemps été perçue comme une figure incontournable mais furtive. Une présence d’une blondeur évanescente, se tenant toujours un peu hors champ, rechignant à se plier au jeu de l’interview et régulant la circulation de ses portraits qu’elle exige réduits à un quart de page – format icône, en somme. Le champ culturel, elle a continué à l’investir comme elle y était apparue : en empruntant des chemins de traverse.
Relativement peu montrées en solo en France, ses pièces ultrasensorielles laissent un souvenir d’autant plus indélébile là où elles apparaissent – en 2012, on tombait à l’improviste sur le sublime Psychopompe, son film revisitant le mythe de Frankenstein avec une BO live du musicien Joakim, lors d’une Nuit Blanche dont on n’osait plus espérer grand-chose…
Surtout, les œuvres de l’artiste assument entièrement cette nature de cheval de Troie, obstinément décidées à faire s’effondrer les typologies et les systèmes établis. Outre les collaborations étroites avec des musiciens (Octet, Benjamin Morando, puis Joakim Bouaziz donc), Camille Henrot convoque des chercheurs et des anthropologues (elle tourne le film Coupé/Décalé dans l’archipel de Vanuatu) ou encore un maître de l’ikebana, l’art floral traditionnel japonais (pour Est-il possible d’être révolutionnaire et d’aimer les fleurs ?, sans doute l’une des séries les plus montrées dans les expositions collectives ces dernières années). En 2011, elle confiait ainsi aux Inrocks : “Les savoirs se présentent comme des autorités, or ce qui domine ma pratique, c’est la curiosité. J’aime assez l’idée d’être toujours étranger à son propre domaine de spécialisation.”
Le création de l’univers en 13 minutes
Mais le bestiaire de Camille Henrot ne saurait être complet sans une autre créature : un Lion, et rien moins qu’un Lion d’argent, décerné au meilleur jeune artiste lors de chaque édition de la Biennale de Venise. La Française empoche la prestigieuse distinction en 2013 pour son film Grosse fatigue. A l’étranger, sa carrière décolle. Elle-même, longtemps entre la France et les Etats-Unis, saute le pas et emménage à New York.
Pour qui découvre son travail pour la première fois avec ce film (présenté au Palais de Tokyo), l’impression est saisissante. Tous les éléments que nous avons égrenés jusqu’ici, le rapport intime au film, à la musique (Joakim signe la bande-son), à la saturation d’informations, à l’ethnologie et aux cosmogonies, sont là. Tous et même plus encore, puisque l’idée de départ était bel et bien de raconter l’histoire de la création de l’univers en treize minutes – d’où la fatigue, l’artiste s’étant comme le titan Atlas condamnée à porter le poids du monde sur ses épaules. Sur le principe de la “pensée hyperliens”, le “film filme” un écran d’ordinateur où défilent des séquences d’images fixes ou animées, qui s’ouvrent et se referment comme des fenêtres pop-up.
“Les jours de la semaine n’évoquent plus tant une organisation des devoirs qu’un journal introspectif de nos humeurs”
Avec ce manifeste des temps présents s’ouvre également l’un des chapitres les plus denses de son œuvre : l’exploration des patterns affectifs de l’ère numérique. Après une installation sur le thème du spam lors de la 9e Biennale de Berlin en 2016, Days Are Dogs au Palais de Tokyo prolongera ce filon, structuré cette fois autour des sept journées de la semaine. Selon ses mots, “la culture numérique a fait émerger un rapport au temps qui, bien que partagé à plus large échelle, est aussi plus subjectif. Les jours de la semaine n’évoquent plus tant une organisation des devoirs qu’un journal introspectif de nos humeurs.”
D’une érudition vertigineuse, parcouru par une attirance pulsionnelle pour l’altérité, et en même temps absolument saturé d’informations… : l’univers addictif de Camille Henrot est à l’image de l’espace mental contemporain.
Days Are Dogs Jusqu’au 7 janvier, Palais de Tokyo, Paris XVIe
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