Sous le patronage du Londonien Ralph Rugoff, la 13e Biennale d’art contemporain de Lyon fait de la place aux œuvres plutôt que de miser sur un message. Pari réussi pour cette édition parfaitement limpide.
L’écrivain Michel Butor disait que certaines peintures de Jean Dubuffet lui avaient appris à regarder la boue. Il en est ainsi : par leurs visions décalées ou au contraire réalistes, les artistes nous aident à voir le monde. Dans sa matérialité, ou sa complexité, ou autrement.
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C’est en somme fort de ce regard que le commissaire de la 13e Biennale de Lyon, Ralph Rugoff, directeur de la Hayward Gallery à Londres, a composé une biennale d’une totale limpidité. Où les œuvres les plus marquantes ont cette qualité.
Ce peut être, par exemple, les pneus crevés ramassés par l’Anglais Mike Nelson sur l’autoroute A7 qui traverse Lyon. Exposés sur des socles en béton armaturés de fer, ces déchets inutiles aux formes déchiquetées sont ici montrés comme les reliques, les fossiles de notre monde industriel, encore actuel mais peut-être déjà finissant. A quoi font écho les photographies du Nigérian George Osodi montrant au quotidien les réalités et les ravages de l’économie pétrolière dans le delta du fleuve Niger.
Autre exemple d’œuvres à la fois miraculeuses et tout aussi limpides : ce pourraient être ces ordinateurs, ce téléphone portable et cette imprimante laser que le Français Michel Blazy a transformés en jardinières. Des herbes sauvages, de la mousse humide, une fraise des bois poussent tranquillement au milieu de ces objets technologiques et très vite périmés du quotidien. Ne dit-on pas que la ruine, c’est le retour du végétal ?
L’étrange hotline de Camille Henrot
D’autres fois, place est faite à des œuvres qui offrent une vision plus décalée, déroutée et déroutante du monde. A l’image des bizarres berceaux organico-technologiques de la Berlinoise d’adoption Katja Novitskova, ou de l’étrange hotline créée par Camille Henrot, où une voix électronique s’intéresse surtout aux névroses, aux inquiétudes, aux angoisses des auditeurs – le tout stylisé par une sculpture en bronze en forme d’oreille-téléphone au milieu d’une pièce et entourée de dessins doucement saugrenus.
Outre le nouveau film psychotrope de Cyprien Gaillard, celui de Fabien Giraud et Raphael Siboni évoque la deuxième révolte des canuts, les ouvriers textiles de Lyon, face au métier à tisser Jacquard en 1834. Une histoire de la technique automatisée dont nous sommes les héritiers, et où les deux artistes insèrent au passage une technologie tout actuelle, l’algorithme, pour recomposer une scène d’émeute tout droit sortie de ce novembre sanglant.
Une grande présence d’artistes français
On pourrait se dire que cette évidence est un peu courte, insuffisante intellectuellement : ainsi le titre de cette biennale, La Vie moderne, qui ne s’interroge pas du tout, ou si peu, sur la question de la modernité, et de sa relation proche ou différentielle avec le contemporain. C’est plus simplement une biennale sur le monde d’aujourd’hui, tel qu’il est regardé et revisité par les artistes contemporains.
Mais sans doute faut-il beaucoup de qualités pour atteindre à cette simplicité fluide qui contraste avec nombre de biennales, de Lyon ou d’ailleurs, souvent alourdies d’un discours d’où les œuvres et les artistes émergent avec difficulté. Cette exposition évite l’écueil d’une biennale trop discursive, mais elle a aussi le mérite de ne pas donner dans la “playlist” des artistes les plus trendy, se tenant ainsi à une distance assez juste du marché de l’art.
Enfin, on notera qu’il n’y a jamais eu autant d’artistes français dans cette biennale de Lyon. Quand bien des commissaires français pensent acquérir le label de curateur international en squizzant les artistes de leur propre scène, il est bien amusant de voir un commissaire anglais (quoique de nationalité américaine) nous faire la leçon : “Ce fut le vœu de Ralph Rugoff, commente le directeur de la Biennale Thierry Raspail. D’abord, les Anglais ont toujours eu cette stratégie par rapport à leurs propres artistes. Et pour Rugoff, une biennale internationale doit aussi donner de la visibilité à la scène locale.”
Emmanuelle Lainé fait du musée son atelier
Si cette biennale manque passablement de folie, hormis peut-être du côté des décors gourmands et sensuels d’Anthea Hamilton ou du très réjouissant clip de Jeremy Deller et de la chorégraphe Cecilia Bengolea, qui mettent en scène un ancien élu à la culture lyonnais en pleine fascination pour trois jeunes adeptes du twerk venues de Vaulx-en-Velin, sa limpidité tient aussi au choix de confier aux artistes des espaces solo, de manière à leur permettre de montrer pleinement leur univers et leur vision du monde.
Et d’ailleurs, la Biennale s’affaiblit quand Ralph Rugoff s’essaie davantage à mettre des œuvres diverses ensemble, et à aller encore plus vers l’exposition. Dans la grande halle de la Sucrière, l’un des deux lieux avec le musée d’Art contemporain où se déroule l’essentiel de cette biennale, les grandes sculptures tendues de tissu du Chinois Liu Wei forment une entrée bien lourde, tandis que les stores vénitiens que la Sud-Coréenne Haegue Yang suspend dans l’espace entrent certes en résonance avec la pièce centrale de Céleste Boursier-Mougenot, une batterie d’instruments rythmée de temps à autre par une chute de noyaux de cerises. Mais tout près de là se juxtapose une pièce lourdement littérale : une cabane en carton de SDF mais en réalité fabriquée en marbre, signée du Grec Andreas Lolis.
On préférera donc des ensembles constitués : comme cette salle perturbée par Emmanuelle Lainé, qui fait du musée son atelier, où elle s’essaie à diverses opérations plastiques de moulages ou d’objets sculptés. Puis elle photographie l’espace, colle sur les murs les images du lieu et en modifie à nouveau la disposition des sculptures, engageant ainsi le visiteur dans un jeu de piste troublant entre réalité et représentation – ces deux éternels pôles entre lesquels les artistes tentent de renégocier sans cesse notre rapport au monde.
13e Biennale de Lyon – La vie moderne jusqu’au 3 janvier, labiennaledelyon.com
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