En 2010, à l’occasion de l’exposition “Claude parent L’Œuvre construite, l’Œuvre graphique” à la Cité de l’architecture et du patrimoine, nous avions interviewé l’architecte qui vient de disparaître en compagnie de Jean Nouvel, qui a commencé sa carrière chez lui et qui se revendique de son travail. Echange croisé et oblique…
Jean Nouvel, vous avez commencé votre travail d’architecte avec Claude Parent. Qu’est-ce qui vous a poussé à venir frapper à la porte de son agence au milieu des années 60, plutôt qu’à celle des grands mandarins de l’époque ?
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Jean Nouvel – En 1966, je sortais des Beaux-Arts, j’avais envie de faire mon chemin dans le métier de l’architecture, et un ami commun m’a recommandé auprès de Claude Parent. Je n’avais pas envie d’entrer chez les prix de Rome, où il y avait beaucoup de travail mais où on appliquait un style international, pompier.
Quelle idée aviez-vous alors de son travail ?
J. N. – A mes yeux, Claude Parent était déjà une star. La Maison de l’Iran était en cours de construction. C’était une image de ce qui bougeait, en marge de cette modernité trop bien installée dans ses recettes. Lui, c’était l’avant-garde. A l’école, je m’intéressais déjà aux arts plastiques, et en sortant je suis tout de suite allé vers cette architecture innovante. Une relation de famille s’est mise en place assez rapidement, avec Paul Virilio qui était encore maître-verrier à l’époque et qui nous faisait part déjà de ses pensées incroyables sur le monde.
Et vous, Claude Parent, quelle était votre situation à l’époque où Jean Nouvel est venu vous voir ?
Claude Parent – Encore à la marge. Dès que je suis entré en architecture en 1952, j’étais contre tout ce qui m’entourait. Quand j’ai créé mon agence avec Ionel Schein, encore plus gueulard que moi, je n’avais même pas le diplôme d’architecte, pas de clients. Mon bagage, c’était mon insolence, ma colère. On a commencé par écrire des articles. On a eu l’inconscience de participer à un concours pour une maison et par chance on l’a gagné ! C’est notre première construction, la Maison G. dans les Hauts-de-Seine, elle existe toujours. On a attrapé le virus de la construction et on a continué. Pourtant, nous ne savions pas construire, moi je ne savais même pas ce qu’était un parpaing !
J. N. – J’ai un peu vécu la même chose, j’ai pris le même chemin que Claude dix ans plus tard. Et le soir, je faisais le tour d’une construction avec un chef de chantier qui m’expliquait les coffrages pour le béton.
C. P. – On a fini par former une petite agence, on faisait des petites choses, mais surtout on écrivait notre refus et notre dégoût, partout où on pouvait. J’ai même écrit un article revendicatif et insolent contre les grilles de métal qui entouraient les troncs des arbres. On a été alors reconnus parmi l’avant-garde, un terme qui avait du contenu à l’époque. Bref, je ne sais pas comment on a survécu, mais on avait créé un embryon d’agence. Mes gars étaient placés tout de suite face à leurs responsabilités : je donnais très peu d’informations. Mais Jean était plus fort que les autres, en quinze jours, j’ai su qu’il avait des choses à dire, des idées à conduire, et une tête, avec des cheveux à l’époque, très bien faite pour l’architecture.
Jean Nouvel, qu’avez-vous alors appris chez Claude Parent ?
J. N. – Ça a été une deuxième école, ou plutôt ma vraie première école d’architecture. Je suis arrivé là en plein creux de la vague, en 1966, il y avait six personnes, mais je me suis retrouvé assez seul sur le projet des maisons de Marly, avec très peu d’informations, bien difficiles à décoder pour moi. Je me souviens avoir dessiné un plan, et Claude me disait que ce n’était pas ça du tout et corrigeait le dessin en fonction du terrain. Je voyais ses dessins avec des pleins et des déliés, mais là encore je me disais que j’étais loin de tout comprendre ! C’était le contraire absolu des Beaux-Arts. Il y avait une réflexion sur le projet.
C. P. – En effet, l’agence s’est efforcée de ne pas ressembler à l’atelier des Beaux-Arts, avec les anciens et les nouveaux, et toute cette hiérarchie dont je ne voulais pas. Chez nous, on ne s’appelait pas par nos prénoms, mais Monsieur Parent, Monsieur Nouvel. On ne se tutoyait pas, et le vouvoiement créait un respect mutuel des architectes au sein de l’agence. Le lieu était ouvert, d’une seule pièce, tout le monde voyait tout.
J. N. – J’ai appris mon métier à ce moment-là en me disant que je n’y arriverais jamais ; je m’en suis finalement tiré. J’ai passé près de cinq années dans l’agence, en gagnant la confiance de Claude Parent, avant d’ouvrir ma propre agence au début des années 70. Vous n’avez donc pas participé au concours de Beaubourg ?
J. N. – Si, mais sous mon nom, j’étais déjà parti de l’agence de Claude Parent. Mais son projet de colline était formidable : un vrai projet d’avant-garde. Le mien, sous influence Parent, était basé sur des rampes.
Que représentait “la fonction oblique”, qu’il avait théorisée avec Paul Virilio, à vos débuts d’architecte ?
J. N. – J’étais très intéressé par leur exploration complètement incongrue. Même si elle allait dans le sens d’une recherche utopique, typique des années 60, elle était beaucoup plus ancrée sur une définition initiale d’un espace, plutôt que sur des formes préalables. Parent a pensé le développement d’un espace continu avec des enchaînements permanents, des plans obliques et des plans horizontaux. Où tout se tisse. A l’opposé de ce qu’on construisait à l’époque, toujours dans la verticalité et dans la rupture. On a été plusieurs à le pousser pour que sa réflexion s’incarne et passe dans les actes. Le centre commercial de Sens qui se mettait alors en place était une occasion extraordinaire de développer les rampes et les principes de la fonction oblique. On voulait que cette vision utopique et théorique passe dans la vérité sur des programmes aussi difficiles que les supermarchés.
Claude Parent, qui s’opposait alors à votre travail ?
C. P. – Tout le monde. Je passais pour un fou. On disait que je voulais faire parler de moi. Les revues ne me publiaient pas à l’époque. Même André Bloc, directeur de L’Architecture d’aujourd’hui, n’adhérait pas à mes idées. Alors, on a fondé notre petite revue. On a fait neuf numéros, cela n’a pas convaincu énormément de gens : personne ne croyait qu’il y avait un horizon possible pour nos idées. A part quelques bâtiments, comme celui de Sens avec ses rampes, on a eu peu d’occasions de mettre en pratique notre réflexion. Le supermarché de Sens est celui qui se rapproche le plus de la fonction oblique.
Comment réagissaient vos clients au moment de présenter vos projets ?
C. P. – Je cachais le plan au client. J’avais inventé un rendu avec des traits épais qu’un béotien ne pouvait pas comprendre. Je ne suis pas là pour faire le bonheur des gens. Je peux simplement leur donner, à travers la fonction oblique, des difficultés supérieures à celles qu’ils rencontrent : du coup, ils sont obligés de modifier leurs idées toutes faites et de combattre le plan incliné pour arriver à le domestiquer.
J. N. – Ils deviennent des montagnards !
C. P. – Quand on organisait des colloques, on se faisait huer, mais on avait deux clans avec nous : ceux qui faisaient de la voile et ceux qui faisaient de l’alpinisme. Ils nous disaient qu’on avait raison, que c’était sur les pentes qu’on comprenait la stabilité. Mais bon, je ne me plains pas. J’ai eu mes petites joies. Et beaucoup d’ennemis, mais c’était normal vu mon attitude provocante.
J. N. – Claude, je vous ai toujours connu en train de pester et vous plaindre de ne pas avoir de commandes publiques. A part les centrales nucléaires, un domaine très particulier, expression de la puissance plus que de la vie. Vos critiques des conditions de production du logement social par exemple vous ont empêché d’avoir des commandes.
Jean Nouvel, en quoi l’importance du texte, de la parole, propre à Claude Parent, vous a marqué ? N’est-ce pas de là que vous vient votre sens de la prise de position ?
J. N. – Parent m’a tout appris. Le sens de mon métier, je le tiens de là en effet. Effectivement, il y a des attitudes qui sont produites. Pas l’architecture, qui n’est pas la même, qui bouge. Mais la parole pour faire l’architecture, c’est lui qui m’y a sensibilisé.
Comment qualifier l’héritage de Claude Parent ?
C. P. – Mon héritage le plus beau existe chez ceux qui ne m’ont pas suivi. Jean Nouvel a fait son chemin tout seul. Je reconnais mon héritage dans sa façon de travailler et de réfléchir, mais ses œuvres formelles n’ont rien à voir avec mon travail, sauf les premières comme une maison individuelle construite en 1968 dans le Lot-et-Garonne, avec trois plans obliques.
J. N. – Ce que j’ai retenu comme héritage essentiel, c’est une façon d’être architecte et une façon d’aborder la question de l’architecture, plus que la reprise d’un vocabulaire formel. Même si dans les grandes lignes, il y a beaucoup de traces de son œuvre – le travail sur le monolithe, sur la masse, le dynamisme de l’espace, la continuité et l’enchaînement des espaces. Avant même le projet de Philharmonie à Paris, qui est un hommage à Parent et Virilio, le musée du quai Branly a des traces de Parent : on entre dans le musée par 180 mètres de rampes et les deux plans principaux du musée sont inclinés. Mais je ne suis pas le seul à me servir de cet héritage. Le vocabulaire formel de Claude sur la masse, le basculement, la dynamique de l’espace, se retrouve chez Koolhaas, Zaha Hadid… qui ont travaillé l’espace dans une continuité et dans des voies qui n’étaient pas explorées par le fonctionnalisme orthogonal. C’est lui qui sort d’une contestation d’une architecture corbuséenne en proposant une ouverture de l’espace par ses basculements, par ses transitions et par ce travail sur la masse qui n’est pas uniquement un travail sur le rythme répété. C’est le grand changement utilisé par les générations suivantes.
C. P. – Je disais non au fonctionnalisme, c’est-à-dire à la charpente de l’enseignement et de l’architecture française. Il fallait quand même avoir une prescience des événements pour mettre ainsi au feu le fonctionnalisme et défendre l’enchaînement et la continuité. C’est aussi pour cela que j’aimais que les jeunes viennent sonner à ma porte, parce qu’ils avaient intégré les basculements, les entrecroisements, les liaisons en continuité, toutes ces choses qu’on n’apprend pas à l’école. Mais attention, il ne s’agit pas de dire que j’ai inventé l’oblique, l’oblique est à tout le monde, elle existe partout, il suffit de regarder les paysages – si vous regardez votre architecture en regardant votre paysage, vous comprendrez mieux votre architecture. En revanche, ce qui est de moi, c’est cette idée d’habiter à l’oblique. L’architecture et moi, c’est un combat de chaque instant.
Propos recueillis par Francis Rambert, Jean-Marie Durand, Jean-Max Colard et Claire Moulène
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