Annoncée en 2016, en chantier depuis 2017, la Bourse de Commerce à Paris, abritant la collection rassemblée depuis près d’un demi-siècle par François Pinault, ouvre enfin ses portes. Visite et décryptage.
C’est un terme ressassé jusqu’à plus soif et autotélique au possible, qui aura été choisi pour marquer le coup d’envoi de l’un des chantiers culturels les plus attendus de ces dernières années. La Bourse de Commerce, le musée de la collection Pinault, accueille enfin les visiteur·euse·s, et le claironne par l’entremise d’un programme d’expositions inaugurales intitulé tout simplement “Ouverture”. Le mot est posé là, hiératique, sans fioritures. L’ouverture, au singulier, c’est celle-là, pas l’une parmi d’autres – ou du moins, c’est ainsi qu’on nous l’annonce.
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Un nouveau bâtiment
Simple, rien ne l’aura été, pour en arriver jusqu’à cette inauguration, maintes fois décalée, maintenue en suspens, puis repoussée encore. En 2005, l’homme d’affaires et milliardaire François Pinault abandonne le projet d’ériger son musée sur l’île Séguin, préférant poser ses valises à Venise, où il ouvre l’année suivante le Palazzo Grassi, et 3 ans plus tard, la Pointe de la Douane. Et puis, retournement de situation en 2016 : le projet de la Bourse de Commerce signe un retour du collectionneur à Paris.
Dans le quartier des Halles, à deux pas du Louvre, le chantier démarre dans la foulée. Pour la réhabilitation du bâtiment de la Bourse – édifice circulaire érigé au 18e siècle, sur l’emplacement de l’hôtel particulier de Catherine de Médicis – le choix tombe sur le japonais Tadao Ando. La sobriété s’avance comme le maître mot, prenant le parti du béton brut, presque austère, distillant ombre et lumière, courbes et contre-courbes.
Au sein du bâtiment d’origine, l’architecte est venu doubler le plan circulaire d’une seconde rotonde, structure gigogne venant dessiner les espaces d’exposition le long d’un cylindre en béton desservi par une rampe circulaire. Celui-ci ménage également un auditorium en sous-sol, tout en laissant la coupole d’origine classée ouverte sur la hauteur, de manière à laisser apparente la fresque d’origine (exécutée sous la direction du peintre Georges Clairin et achevée en 1889).
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Si les premières visites du chantier et de l’avancée du bâtiment – commencé en juin 2017 et achevé en février 2020 – sont bien documentées, le programme d’expositions, lui, reste enveloppé de secret. Placé sous embargo scrupuleux, il n’est révélé qu’à l’ouverture.
La Bourse de Commerce est un musée de collection et non un musée tout court. Ici, il s’agit de montrer des œuvres, plutôt que de monter des expositions. Celles-ci, alors, s’organisent davantage par ensembles et séries, et se déclinent selon des approches thématiques et discursives.
Ainsi, c’est une sensibilité qui s’expose, celle d’un seul, bien que épaulé dans sa tâche par un aréopage de commissaires (Martin Bethenod, Caroline Bourgeois, Matthieu Humery ou encore Cyrus Goberville). Certes, la distinction tend à pâlir tant la collection, privée donc, embrasse un spectre totalisant de l’histoire récente de l’art, de 1960 à nos jours.
La présence contre le discursif
Certes, il y a les installations monumentales, celles qui, d’emblée, avant même l’entrée dans les galeries d’exposition en tant que telles, investissent la Rotonde et ses travées. En son centre, le Suisse Urs Fischer présente un ensemble issu de la série des Untitled (2011) : de monumentales sculptures en cire destinées à être allumées le premier jour de leur exposition puis se consumer lentement jusqu’à sa fin.
Ici, la sculpture centrale reproduit le marbre maniériste de Giambologna L’Enlèvement des Sabines, dont les protagonistes se tordent et se contorsionnent, entouré·e·s d’un ensemble de 7 chaises (en cire également), répliques de modèles divers : tabouret, banquette d’avion, chaise de jardin ou de bureau.
Bien sûr, l’image est évidente, tant et si bien qu’elle reste également platement performative, positionnée sous ces fresques célébrant en grande pompe l’idéologie coloniale conquérante et extractiviste du 19e siècle. Un autre faste se consume, ce simulacre de cire, leurre planté au centre de manière à faire diversion, et brûle à petite flamme.
Il n’y a pas de fumée sans feu, ainsi qu’en va l’adage. Or ici, précisément, il n’y a là ni l’un, ni l’autre. Nulle suie ne viendra noircir les fresques. Si les sièges, plutôt cryptiques, évoquent, quant à eux, vaguement la mondialisation et la standardisation, le communiqué parle, au sujet de l’ensemble, d’une “beauté ardente” qui “enchante encore”.
Passons, donc, pour l’instant. Dans les travées, un ensemble de 24 vitrines d’époque – datant de l’Exposition universelle de 1889 – accueillent autant d’œuvres du Français Bertrand Lavier, soit un ensemble de ready-made aidés, déclinant divers objets utilitaires (la plupart d’une civilisation post-industrielle sur le déclin) dont un extincteur. Neutralisé par son devenir-art, emmitouflé de peinture et, de la sorte, mis hors d’usage.
Parmi les œuvres qui jalonnent le parcours, à la présence plus infime, se trouvent également les pigeons du trublion Maurizio Cattelan (Others, 2011), empreints d’une même subversion douce aux griffes sagement limées, et les 8 chaises de gardien de la plus tempérée Tatiana Trouvé (The Guardian, 2014), assises occupées de divers objets d’usage : coussins, radios, livres; en marbre, bronze ou cuivre.
La surprise d’une première française
A nouveau, on grince un peu des dents, tout en empruntant la rampe en pente douce qui mène aux galeries, au nombre de 6. Il faut dire que la période de fermeture, précédant cette “ouverture”, aura plus que jamais remis au premier plan l’existence, et le devenir, de ces présences que l’on s’obstine à ne pas vouloir voir : les gardien·ne·s d’exposition, sommé·e·s de s’adapter aux consignes sanitaires. Ceux et celles qui, en premier chef, portent le poids de la nouvelle donne, en plus de l’habituelle.
Un coussin en marbre n’y changera rien, et le geste – plus qu’un clin d’œil amusant – pèse de sa charge de cynisme. Puis, s’ouvre la seule exposition monographique du programme. L’embargo joue à plein : inattendue, c’est une première. Même : un événement. David Hammons, l’un des artistes les plus importants de l’époque, s’expose à travers un ensemble d’une trentaine de pièces.
Toutes sont des chefs d’œuvres, et pour la plupart, n’ont jamais été présentées en Europe, du moins dans le cadre d’une exposition solo. L’ensemble, issu de la collection, parcourt les premières œuvres sur papier de la fin des années 1960, les empreintes en négatif de corps enduits de graisse et pigments (la série des Body Prints), le corpus américain, le plus connu, des années new-yorkaises où il s’établit dans les années 1970 jusqu’aux installations les plus récentes.
Il y a des hits, à l’instar du drapeau panafricain Oh say you can see (2017) ou encore l’habitacle vélo grigri Central Park West (1990), connus par leur reproduction en image, que l’on découvre dès lors frontalement, dans l’espace. Un grand nombre de découvertes également, à l’instar des plus petits gestes à la fragilité frondeuse (Flies in a Jar, 1994 ; Cigarette Holder, 1990) et d’une installation inédite, Minimum Security (2007).
Hérault d’une pratique conceptuelle accordée aux matériaux sans qualité de la rue et aux épiphanies du quotidien éclaboussant comme les étincelles d’un métal en fusion la violence inhérente à l’expérience d’une personne de couleur, David Hammons s’est toujours refusé à jouer le jeu des grands raouts de l’art contemporain institué. Il se pose en gardien de ses propres conditions choisies, et auto-définies, de monstration et de réception. Il faudrait alors y lire également le témoignage d’une relation de confiance entre mécène et artiste, tout en retournant dans le même temps le constat : la première exposition d’envergure de David Hammons en France provient d’une initiative privée. Voilà qui en dit long.
Des séries, juxtaposées de manière plus aléatoire
La visite aurait presque pu s’arrêter là, tant la présentation constitue l’acmé insurpassable du parcours. David Hammons éclipse son contexte, quel qu’il soit. Capte les regards, les engloutit et les maintient inexorablement captifs en ses rets, piégés par ses filets tombant lambeaux et ses sinueuses armatures de fil de fer, constellé·e·s de parcelles d’or et de mégots à demi-consumés.
On continue néanmoins, exercice d’inauguration oblige. Plus loin, la galerie du premier étage, dédiée à la photographie, fait un sort au corpus des années 1970 à 1990, à travers des ensembles de Michel Journiac, Martha Wilson, Sherrie Levine, Cindy Sherman, Richard Prince et Louise Lawler. Une thématique ? L’identité, le genre, la sexualité.
Vient ensuite le cœur attendu du parcours et de la collection, dédié à la peinture. Celui-ci s’ouvre par un préambule de 3 portraits du Suisse Rudolf Stingel : la galeriste Paula Cooper et les artistes Franz West et Ernst Ludwig Kirchner, agrandis, rendus en grisaille, maculés de projections. Il se prolonge par un accrochage de diverses séries, toutes générations confondues, dédiées à la représentation du corps dans la peinture figurative par des peintres nés des années 1950 à 1990. On retiendra particulièrement les plus jeunes – les sensuelles Xinyi Cheng, Ser Serpas et Lynette Yiadom-Boakye –, avant de s’attarder sur le stellaire angeleno Kerry James Marshall, revisitant par des figures noires en majesté les icônes blanches de la peinture classique, mais aussi (et c’est une découverte) le brésilien Antonio Obá, placé en fin de galerie, déclinant une série de peintures homoérotiques de figures masculines rêveuses et lascives. Un dernier ensemble de représentations figuratives (surtout de la peinture), quelques œuvres en volume articulées autour des allemands Martin Kippenberger, Florian Krewer et Thomas Schütte, et la présentation est close.
Toujours, l’impression d’un semi-malaise reste, s’avançant sous la forme d’une représentation des corps minoritaires tout en laissant à des gestes mollement ironiques (ces chaises de gardiens, encore) la charge d’indiquer, sans jamais l’énoncer clairement, ce qui travaille la mécanique des expositions et des institutions de l’intérieur.
Les fondations, les institutions, et la métabolisation architecturale
Sur le chemin de la sortie, un dernier passage par l’auditorium. La programmation, gratuite en ce qui concerne les talks et la parole, payante au prix des salles parisiennes pour les concerts et spectacles, ne sera dévoilée qu’à partir de juin. Celle-ci s’annonce néanmoins déjà comme l’un des points clés de la Bourse, entendue en tant que lieu et contexte, plutôt qu’antenne supplémentaire de la collection.
A l’échelle du bâtiment dans son ensemble, l’esprit des lieux tel qu’il a été rénové et investi, tel qu’il se donne désormais à nous, est de la fluidité sobre, précise et placide sans être ostentatoire des lieux de transit globalisés par où circulent sans aspérités les grands capitaux.
L’architecture des espaces ne reproduit pas les courbes biscornues et les couloirs sécurisés de la Fondation Louis Vuitton, ni même la mécanique poussive des plateaux évolutifs aux espaces étriqués de Lafayette Anticipations. Pas plus que les rideaux de verre d’un capitalisme financier tardif, solidement caparaçonnés de la Fondation Cartier, ou encore cet autre nouveau bâtiment, empruntant à la fois au premier et au dernier de ces espaces d’art privés à Paris, de la Fondation d’entreprise Pernod-Ricard.
Il en va d’un autre type de fondation privée, son dernier avatar peut-être, accordé en cela peut-être à ce que l’artiste et théoricienne Hito Steyerl (actuellement exposée au Centre Pompidou à Paris également) diagnostique comme l’ère de l’art “en duty free”, dans un livre d’essai du même nom prochainement traduit en français aux Presses du Réel : une zone franche, un réseau parallèle, projetant une unité fictionnelle sur un ensemble de temps et d’espaces divers. L’art contemporain, écrit-elle, crée des espaces physiques qui outrepassent la souveraineté nationale, ceux-ci opérant comme des zones franches de stockage. Son constat mérite d’être élargi aux grands pôles artistiques, ouverts au public, mais davantage reliés entre eux qu’à leur contexte local.
La flamme domestiquée et la graisse mise sous cadre
Si l’institution, privée dans le cas qui nous intéresse, fonctionne hors-sol, elle est aussi une machine à métaboliser, en son sein, les différences. La représentation des corps minoritaires, les gestes doucement ironiques qui visent à adresser sans vraiment se mouiller non plus les rapports de force, et même les œuvres les plus radicales s’y fondent et s’y confondent. Les pièces se côtoient, éparpillées et savamment réparties par séries, sans vraiment les recontextualiser. Soumises au bon goût et à la bonne disposition de chacun, elles ne chamboulent pas pour autant les hiérarchies et les pré-pensées que l’on a amenées avec soi de l’extérieur.
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A la Bourse de Commerce, on trouve ce que l’on sait déjà que l’on viendra y chercher, et on voit ce que l’on voudra bien y voir. Le geste est tempéré, comme pour parer à toute critique, tout reproche, et les espaces immaculés, à peine agités d’une brise ironique, ou d’une flamme domestiquée.
Ouverture ne permet certainement pas de présager de la suite. Pour l’instant, ce constat-là restera celui à infirmer ou à confirmer par la fréquentation de ces murs où la chair n’a encore laissé aucune empreinte – on est loin des Body Prints graisseux de David Hammons, qui, eux, palpitent encore à vif sous leur cadre.
Ouverture, exposition inaugurale de la Bourse de Commerce – Pinault Collection, jusqu’au 30 août à Paris
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