Enfers et fantômes d’Asie raconte comment, en Chine, en Thaïlande ou au Japon, on dépeint les esprits. Une familiarité qui peut donner lieu à une imagerie grotesque.
L’affiche de l’expo donne une impression trompeuse de dessin animé ou de farce style SOS fantômes. Il en va tout autrement lorsqu’on aborde l’entrée du lieu, nimbée par un brouillard vidéo de textures ondoyantes et grisâtres évoquant de la fumée.
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Après avoir longé la projection d’un extrait paradoxalement serein d’un film japonais sixties (L’Enfer de Nobuo Nakagawa), qui figure le Styx, ou plutôt le Léthé nippon, un capharnaüm fantastique vient à notre rencontre. On pénètre dans un antre rouge et noir : une cavité quasi utérine où va se déployer l’enfer ou le purgatoire asiatique dans toute sa splendeur, son horreur, et surtout son expressionnisme.
Concrétiser et figurer sans entraves l’horreur de l’au-delà
Là, il n’y a pas de solution de continuité entre le sacré et le profane, et entre l’art savant et l’art populaire le plus trash. Au bout du parcours, le visiteur parviendra même dans une salle nue où il pourra manipuler trois consoles vidéo old school – par exemple un jeu Pac-Man où il faut chasser des fantômes.
Tout cela s’explique par le fait que les fantômes (spécialité nippone), les esprits maléfiques et bénéfiques (les Phi de Thaïlande), et le monde des enfers bouddhiques relèvent d’un bestiaire local aussi familier que traditionnel dont on n’a aucune idée en Occident. Chez nous, les fantômes et fantasmagories sont devenus des gadgets amusants. En Extrême-Orient, les représentations imagées de l’au-delà – dans les pièces de kabuki japonaises ou dans les très concrets “jardins des enfers” de Thaïlande (où sont exposées des sculptures kitsch et gore représentant les sévices subis par les esprits malchanceux) – servent de memento mori à la population. Elles ont une fonction pédagogique et pacificatrice. Concrétiser et figurer sans entraves l’horreur de l’au-delà, reflet déformé et grotesque de notre monde réel, coïncide avec certains préceptes bouddhistes.
L’une des grandes spécificités de cette religion est la notion de réincarnation. “Selon la loi du karma, chaque être, dans cette vie et les suivantes, résulte de ses actes passés”, explique Julien Rousseau, commissaire de l’exposition. Une âme peut être perfectible (ou pas) au fil de ses incarnations successives.
Un passionnant texte du cinéaste Apichatpong Weerasethakul
Autrement dit, l’enfer asiatique est provisoire – c’est un stand-by sur la route du karma. Il s’insinue dans le monde des vivants. Tandis que selon la psyché monothéiste, pas de seconde chance pour les mortels, captifs du principe d’éternité.
D’où peut-être l’aspect moins solennel des représentations d’Extrême-Orient, étonnamment graphiques, colorées et carnavalesques. On ne voit d’équivalents en Occident que dans certaines fresques moyenâgeuses sur l’enfer ou l’œuvre d’un Jérôme Bosch ; ou bien, à l’autre pôle, le folklore mexicain du culte des morts, assez proche des fantasmagories populaires d’Asie.
Si celles-ci atteignent le comble du kitsch en Thaïlande – lire à ce propos dans le catalogue un passionnant texte du cinéaste Apichatpong Weerasethakul sur ses expériences surnaturelles –, ailleurs, l’univers de la mort et ses visions effrayantes se déclinent dans les estampes (japonaises et chinoises), au théâtre (kabuki et nô japonais, friands de fantômes), au cinéma, dans les mangas, mais aussi dans des objets décoratifs ou votifs, des amulettes, sur des tissus.
Si théoriquement les principes transcendantaux du monothéisme, du bouddhisme, et l’animisme se rejoignent in fine, ils s’en éloignent dans la pratique séculière. En Asie, outre la présence familière d’esprits visibles ou invisibles (auxquels des autels sont partout dressés), il y a les fantômes et les démons – on retrouve leurs figures grimaçantes dans l’exposition.
Une boucle holographique du plus bel effet
La concrétisation la plus évidente de ces monstres est figurée dans l’art spectral par excellence, le cinéma, qui fournit à l’expo sa bande-son. On entend les gémissements en boucle des sublimes fantômes du cinéma japonais, dont les deux grandes figures sont Oiwa et Sadako.
La première est l’héroïne d’une pièce de kabuki de Tsuruya Namboku, Tokaido Yotsuya Kaidan (1825), qui a servi de matrice aux films de fantômes des années 1950-60, les yurei-eiga, dont le réalisateur phare fut Nobuo Nakagawa.
Oiwa est une fille de seigneur poussée à la mort par un samouraï, qui revient sous forme de spectre défiguré pour se venger. Cette inoubliable figure a inspiré Sadako, la revenante terrifiante de Ring de Hideo Nakata, film majeur de la J-Horror des années 1990.
Loin de l’ethnographie savante, sinistre et poussiéreuse
On trouve d’ailleurs parmi les animations spécifiques de l’exposition une boucle holographique du plus bel effet. Elle est projetée sur un écran transparent, au-delà duquel on distingue une pièce et une lanterne japonaise : il s’agit de la figure blessée d’Oiwa, nimbée de fumée, qui semble s’adresser au spectateur.
Parmi les autres curiosités de ce genre, il en est une plus discrète : une main qui surgit d’une anfractuosité du décor, révélant peu à peu une jeune femme ensanglantée ; on retrouve celle-ci plus loin, au détour d’un panneau, se balançant au bout d’une corde. Ces animations témoignent de l’aspect ludique de cet horror show, proche de l’esprit du train fantôme. En témoigne une immense bouche de monstre aux dents redoutables par laquelle les visiteurs doivent passer.
L’impression initiale procurée par l’affiche de l’expo n’est donc pas si erronée qu’on le pensait. Loin de l’ethnographie savante, sinistre et poussiéreuse, cette exposition titille les extrêmes, le vulgaire et le raffiné, pour montrer combien l’enfer et les fantômes restent vivants en Asie aujourd’hui. Là-bas plus qu’ici, la souffrance et la mort sont indissociables de la vie courante.
Enfers et fantômes d’Asie Jusqu’au 15 juillet, Musée du Quai Branly, Paris VIIe
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