Rappeuse surdouée, poétesse primée et dramaturge précoce, Kate Tempest est probablement ce qui est arrivé de mieux aux lettres britanniques du XXIe siècle. Guidée par une insatiable passion des mots, elle fait paraître en France son tout premier roman, Ecoute la ville tomber. elle est à découvrir, à partir du 11 décembre, à la Villette avec l’adaptation de son roman Fracassés par le metteur en scène Gabriel Dufay.
Kate Tempest va vite. C’est probablement pour ça qu’on a eu tant de mal à l’approcher. Deux rendez-vous manqués, dans deux pays différents, en moins d’un mois. Ça devenait presque frustrant. Il aura fallu que la jeune femme passe trois jours à Paris pour qu’on arrive à l’arrêter – une heure, entre une lecture chic et un concert sold out.
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Kate Tempest va vite, donc. Qu’elle parle, qu’elle rappe ou qu’elle construise cette carrière d’ovni arty au carrefour de la poésie contemporaine, du hip-hop, du théâtre et désormais du roman. Six ans auront suffi pour que le phénomène blond bouclé du rap underground UK devienne l’astre ardent de la galaxie créative anglo-saxonne. Depuis 2012, la trentenaire peut se targuer d’avoir furieusement secoué le rap game britannique mais aussi d’avoir réveillé la scène poétique du Royaume. Au compteur : trois recueils, trois pièces, deux albums solo, et au passage un prestigieux Prix de poésie Ted Hughes.
Un succès “énergisant”
Quelques heures avant qu’on la rencontre dans un petit hôtel près de Notre-Dame, Kate Tempest venait aussi de rafler une nomination surprise aux Brit Awards, dans la catégorie meilleure artiste féminine en solo. Après une citation, l’année dernière, au Mercury Prize, genre de Victoires de la musique british, tout ça commençait à prendre une tournure sacrément glorieuse.
Les honneurs, le succès ? Kate Tempest trouve ça “cool”, à peine “intimidant”, surtout “énergisant” : “J’aime me dire que si personne ne faisait attention à ce que je faisais, je le ferais quand même avec la même passion, confie-t-elle. Mais je pense que la frustration de ne pas être entendue rendrait difficile le fait de me concentrer sur mes idées, de les faire grandir. Le succès canalise mon énergie, permet de ne pas l’éparpiller.”
Il y a dans les mots de Kate Tempest les ambiances de soirs de match au pub et celles de nuits d’ivresse en club
Cette énergie, Kate Tempest la fait circuler par les mots. Ce sont eux qui font le lien entre le rap et la poésie, entre la scène et la page. Des mots qui claquent, qui sonnent, qui – dès qu’elle les prononce, d’un ton étrangement doux, à peine teinté d’un léger accent cockney – convoquent tout l’imaginaire d’une terre populaire, bouillonnante et bruyante. Là où elle a grandi : Brockley, à vingt-cinq minutes au sud-est du centre de Londres. Un quartier ouvrier et métissé.
Il y a dans les mots de Kate Tempest des odeurs de fish and chips et de pintes de houblon, les ambiances de soirs de match au pub et celles de nuits d’ivresse en club. Quelque chose aussi du désarroi de cette jeunesse européenne écrasée par les perspectives d’avenir alarmantes et l’horizon bétonné que promettent les mégalopoles gentrifiées. Un malaise générationnel et des inquiétudes contemporaines qui irriguent les chansons et les poèmes de Kate Tempest, nourrissent ses pièces d’hier et son roman d’aujourd’hui, Ecoute la ville tomber, daté de 2016, et qui vient juste de nous arriver traduit.
De l’importance du rythme
On y suit Becky, Harry, Pete et Leon. Des rejetons middle class d’un Londres en mutation. Les acteurs sans flamboyance d’une génération post-Thatcher qui lutte pour préserver ses passions, ses ambitions et ses fantasmes dans un monde où règnent le culte des apparences, un consumérisme absurde et un libéralisme déshumanisant. Tandis que Becky masse des traders en rêvant de danser, Pete, sous beuh, macère dans ses élans stériles de révolution. Harry et Leon, quant à eux, dealent de la coke en attendant mieux. Chronique d’une épopée urbaine et désenchantée, le texte résonne comme le point d’acmé de l’œuvre de Kate Tempest. L’aboutissement d’un parcours d’écrivain prodige et inclassable.
Kate Tempest assure qu’elle ne se souvient pas du moment où elle s’est mise à écrire : “J’ai l’impression d’avoir fait ça toute ma vie. C’est genre ma passion depuis toujours – ça et la musique.” Cadette d’une famille de cinq enfants, Kate imagine de courtes histoires dès ses 6 ans. A 12, elle s’essaie aux chansons en découvrant les beats hip-hop : “Quand je me suis mise à écouter de la musique, soudain tout a changé. Mon esprit s’est ouvert. La musique et la littérature ont commencé à dialoguer entre elles. Avant, j’écrivais des choses terribles, bourrées de clichés, et puis le lyrisme du rap m’a fait comprendre l’importance du rythme. Ça a ré-énergisé mon écriture. Mes textes sont devenus plus musicaux et donc plus intéressants.”
A Tribe Called Quest et le Wu-Tang dans les oreilles, l’adolescente est “obsédée” par les mots. Partout, elle se balade avec un carnet, un stylo et tout devient matière à écriture : “Je m’asseyais dans un pub et je décrivais les gens qui passaient dans la rue. Leurs démarches, leurs looks, les odeurs. Les phrases me venaient comme des lyrics.” Aujourd’hui, la trentenaire hyperactive n’a plus vraiment le temps pour ça. Elle tourne beaucoup, performe, donne des interviews. Elle était à Toulouse à la veille de notre rencontre à Paris, elle sera à Londres deux jours plus tard.
Considérations sur la solitude
C’est surtout de donner des interviews qui l’empêche d’écrire, nous dit-elle. On s’excuse. Elle sourit mais s’en fout. Explique : “Parler de mon écriture, c’est une mauvaise énergie. Quand tu passes trop de temps à commenter ce que tu fais, tu n’as plus la distance nécessaire pour le faire bien. Après, je ne suis pas le genre d’écrivain qui s’impose d’écrire chaque jour. Mais si je reste trop longtemps sans, genre une semaine, je commence à me sentir mal, je n’arrive plus à me concentrer. Même mon corps change, je le sens, je suis tendue. J’ai besoin de ça.”
Sollicitée, beaucoup, par les médias, Kate Tempest a appris à se protéger : “Quand tu deviens une personnalité publique, c’est important de maintenir un petit espace privé, juste pour toi”, dit-elle. L’écriture reste son aire de refuge. “Une manière de me sentir à nouveau moi-même. Connectée à la réalité des émotions.” Si la jeune femme concède un vrai plaisir à s’extraire, par l’écriture, du tourbillon de sa vie pleine de bruit et de fracas, elle rejette la posture romantique d’écrivain solitaire. “Au contraire, assure-t-elle, quand j’écris, je suis plus à l’écoute et plus proche de ce qui m’entoure que jamais. Finalement, je me sens davantage seule quand je me balade dans la rue que quand je suis assise à ma table de travail.”
“Une idée me dit ‘je veux être une chanson’, l’autre ‘je veux être un roman’ ; elles me parlent, tu vois”
Romantique non, mais un peu mystique. Kate Tempest parle de sa “créativité” comme d’un individu autonome. Un compagnon de travail. Elle explique que ce sont les idées qui s’imposent à elle, qui décident d’elles-mêmes la forme qu’elles prendront. “L’une me dit ‘je veux être une chanson’, l’autre ‘je veux être un roman’ ; elles me parlent, tu vois.” Dès lors, sa mission d’écrivain, c’est d’“avoir le courage et l’honnêteté” de suivre les instructions. Et de voir les connexions.
Car dans l’œuvre de Kate Tempest tout est lié. La musique et les mots, la dramaturgie et le flow. Jusqu’au vertige. Le roman s’inspire de l’album Everybody down (2014) qui répond à la pièce Wasted (2013), qui elle-même dialogue avec le recueil Brand New Ancients (2012). “Je me suis rendu compte que Charlotte de la pièce, Gloria du recueil et Becky de l’album étaient BFF (best friends forever) depuis l’enfance. Maintenant elles vivent toutes ensemble dans le roman”, explique l’auteur.
Des enjeux dignes du théâtre antique
Comme dans une comédie humaine de la génération Y, toute son œuvre est une scène mouvante où les personnages entrent, se croisent puis ressortent. En narratrice balzacienne, Kate Tempest a composé un monde amplifié, tissé de passages secrets et de connections cachées. Qu’elle a voulu comme un jeu de piste : “J’aime l’idée que si quelqu’un aime mon travail, il va pouvoir y trouver des petits cadeaux. Genre ‘Oh merde, c’est Charlotte de Wasted, je l’ai vue,cette pièce.’ Comme une balade dans un monde que tu connais mais où tu ne cesses de découvrir des nouveaux trucs.”
C’est aussi entre le passé et le présent que les mots de Kate Tempest tissent des liens, posent des ponts. Ce n’est pas un hasard si l’un de ses recueils est titré Les Nouveaux Anciens. Pas un hasard non plus si les enjeux du roman renvoient à ceux du théâtre antique, quand l’art interrogeait les rapports des hommes à leurs destins, à leurs idoles et à leur cité. Quand on évoque la question, l’auteure acquiesce : “Ouais, c’est vrai, je me sens connectée au passé. D’ailleurs, je suis convaincue que regarder en arrière est indispensable pour mieux saisir ce qui se passe aujourd’hui.Ceux qui croient que les erreurs du passé ont été, genre, nettoyées par le progrès se trompent complètement. Connaître l’histoire, notamment celle de l’Angleterre, m’aide à envisager la laideur de la mienne, surtout comme citoyenne britannique.”
C’est évidemment du Brexit dont parle ici Kate Tempest : “Tout cela arrive car nous nous sommes déconnectés de notre histoire. Aujourd’hui, certains croient que c’est la solution pour revenir à ce qu’ils pensent être une époque de richesse et de succès pour le peuple britannique. Mais c’est une invention. Ce n’est pas vrai. Les gens ont été manipulés par leur propre peur.”
“J’essaie juste de suivre mes idées”
Social, humaniste, anticonsumériste, critique par rapport à un système qui étouffe les ambitions et remplace les fantasmes par des besoins, le travail de Kate Tempest est éminemment politique. Depuis la sortie, en 2016, de son morceau Europe Is Lost, on a voulu faire de la trentenaire la porte-parole d’une génération. Elle trouve ça “inutile” : “Tout l’enjeu d’une génération, c’est d’être nombreux. Moi, je n’incarne la parole de personne. J’essaie juste de suivre mes idées.”
A l’écrivain, Kate Tempest reconnaît néanmoins un indispensable rôle dans la société : “C’est notre devoir d’examiner et de ressentir les émotions du monde pour ceux qui n’ont pas le temps de le faire. L’écrivain en tant qu’artiste a une mission collective. Il doit laisser la vie l’assaillir pour créer quelque chose qui résonne avec l’expérience de tous. Et ça procède forcément d’une intention altruiste, ça ne peut être quelque chose de narcissique.” Et l’écriture ? La réponse claque comme une punchline : “Elle doit être connectée à la vérité.”
Ecoute la ville tomber (Rivages), traduit de l’anglais par Madeleine Nasalik, 400 p., 22,50 €
A découvrir à partir du 11 décembre jusqu’au 15 décembre à la Grande Halle de la Villette, réservation
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