Tandis que s’ouvre à Paris une rétrospective du travail d’André Morain, photographe spécialisé dans les vues d’expo, cette pratique de plus en plus questionnée et respectée remonte à la surface de l’histoire de l’art.
C’est l’histoire d’une pratique photographique très ancienne, plus souvent professionnelle qu’amateur, dont on trouve les premiers clichés peu après l’invention du médium photo au milieu du XIXe siècle et qui a encore cours aujourd’hui. Ce qu’on y voit : des salles vides de tout visiteur, des expos de peinture, de sculpture ou de photographie, des expos d’antan ou d’aujourd’hui, des expos modernes, surréalistes, conceptuelles, minimalistes, mais aussi des images de performances, de happenings dont seule nous reste cette trace. Mais la photographie d’expo est aussi un genre plus ouvert qu’il n’y paraît : ce sont aussi des images plus mondaines de soirées de vernissage, pleines d’artistes, de people, de collectionneurs, de gloires éphémères et de visiteurs anonymes. Parfois même, ces chroniques visuelles croisent le terrain de la grande histoire : par exemple quand on voit Goebbels, ou Hitler, avec son état-major, visitant l’exposition Entartete Kunst, organisée à Münich en 1937 pour railler cet art moderne dégénéré.
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Pour autant, et parce qu’on ne s’intéressait pas comme aujourd’hui dans l’art à l’exposition comme forme, comme médium, cette pratique photographique est longtemps passée inaperçue. Méprisée par les historiens d’art, à peine regardée par les critiques sinon à des fins documentaires. Ce sont des archives oubliées, endormies au fin fond des musées ou dans les tiroirs poussiéreux des journaux quotidiens et d’anciennes revues d’esthétique. Or cet oubli est très paradoxal : car des « vues d’exposition » – des « visuels » comme on dit dans la presse artistique -, le champ de l’art ne cesse d’en avoir sous les yeux, dans les revues ou sur le web, sur les sites des galeries et des musées qui engagent des photographes professionnels pour documenter leurs shows. Tandis que de nombreux artistes s’emploient à faire eux-mêmes leurs propres vues d’expo, se constituant ainsi une archive visuelle très personnelle, où ils soignent les angles de vue, s’intéressent aux relations entre leurs oeuvres, à cet art de l’entre-deux qui constitue tout l’art de l’exposition.
Le jeune historien d’art Rémi Parcollet travaille activement sur les photographies d’exposition du XIXe siècle à nos jours, ouvre des archives inédites de photographes professionnels des années 60 ou 70, discute avec Daniel Buren des « photos-souvenirs » que l’artiste prend de ses propres installations et collabore avec le photographe Aurélien Mole et l’artiste Christophe Lemaître à la revue Postdocument, uniquement consacrée à cette pratique. Pour lui, la photographie d’exposition est pleinement un genre : “Ce n’est pas seulement un témoignage, pas seulement un document, c’est un outil de conceptualisation.”
Le photographe d’exposition ne shoote pas seulement un lieu rempli d’oeuvres ; il tente de traduire le geste de l’artiste ou du curateur, c’est-à-dire sa conception de l’espace, sa vision des oeuvres appariées les unes aux autres. Retranscrire le parcours du visiteur par le séquençage des images, choisir des points de vue, relever les points de contact, voire de friction entre les oeuvres exposées… : la photographie n’est pas une reproduction, c’est pleinement une interprétation de l’expo par un spectateur professionnel.
“Surexposition de l’exposition”, commente encore Rémi Parcollet, rejoint en ce point par le curateur italien Francesco Stocchi, qui a lancé il y a trois ans le magazine AGMA, conçu comme une exposition des expositions, mais sur le papier.
“Le choix d’une revue tout en images ? Parce que les arts visuels et la critique d’art manquent cruellement d’images ! Il s’agit aussi de souligner le point de vue du visiteur”, commente Francesco Stocchi.
Preuve encore de cet intérêt poussé aujourd’hui pour l’art de l’exposition, la Maison européenne de la photographie consacre une importante rétrospective à l’un de ces photographes professionnels, André Morain, reconnu pour ses photos de vernissages et ses portraits mondains. De 1961 à 2012, ce sont cinquante ans de la vie artistique française qui défilent sous nos yeux.
Mais attention à la bévue : on prendra soin de ne pas confondre ses jeux de portraits avec les photographies d’exposition de son quasi homonyme, André Morin, qui commença lui aussi à la fin des années 60 à Dijon, et qui se consacre non à des portraits, mais aux expositions seules : “Morin est l’un des premiers à photographier les expositions pour elles-mêmes”, commente Rémi Parcollet dans la revue lyonnaise Hippocampe. Dans une approche plus contemporaine, la revue Frog, dirigée par les “faiseurs d’expos” Stéphanie Moisdon et Eric Troncy, consacre dans chaque numéro un ou plusieurs portfolios où l’on demande à un photographe de mode ou à un artiste de porter un regard hypersubjectif sur telle ou telle exposition. Vues de détails en gros plan, éclats de couleurs prenant acte de la colorimétrie du display, ces différentes séries manifestent une conscience poussée de l’exposition comme forme. Et de la photographie d’exposition comme un art à part entière. Un art du regard.
Jean-Max Colard et Claire Moulène
André Morain, photographies 1961-2012 jusqu’au 16 juin à la Maison européenne de la photographie, Paris IVe, www.mep-fr.org www.postdocument.net/fr/ www.agmamagazine.com
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