Inclassable, l’artiste décédée en septembre 1985 s’est toujours attachée à fusionner avec les éléments. Une relation qu’elle filmait pour fixer les traces d’une présence passée.
C’est souvent par là qu’on commence : par la fin. Le 8 septembre 1985, Ana Mendieta tombe de la fenêtre de son appartement de la Mercer Street à Manhattan. Elle ne s’en remettra pas. Aux urgences et à la police, le sculpteur minimaliste Carl Andre, qui partageait sa vie depuis huit mois, parlera d’un accident : ils avaient bu, s’étaient disputés au sujet de leur notoriété respective, sa femme étant par ailleurs encline à des pensées suicidaires. Bien que fortement suspecté d’avoir contribué à la chute, il ne sera jamais condamné.
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A 36 ans, Ana Mendieta était déjà une artiste reconnue. Moins certes que son mari, de treize ans son aîné, mais avec déjà un solide corpus d’œuvres à son actif. Elle expose en galerie, notamment à la A.I.R. Gallery, qui est exclusivement féminine et dont elle se rapproche dès son arrivée à New York en 1977.
La tentation d’en faire une héroïne féministe tragique
Mais la grande rétrospective institutionnelle qui la consacrera sera posthume, inaugurée deux ans après sa mort, au New Museum. La notoriété d’Ana Mendieta aura presque toujours été accompagnée d’une interprétation rétrospective. La tentation est d’autant plus grande d’en faire une héroïne féministe tragique que son travail alimente cette lecture. En photo ou en vidéo, son corps fusionne inlassablement avec les éléments.
La plupart du temps, il est réduit à un substitut, à une silhouette ou un moulage que viennent effacer ou recouvrir le feu, l’eau ou la terre. Avant même la disparition de l’artiste, l’enregistrement de ces actions ne fixait pas grand-chose d’autres que les traces d’une présence passée.
Entre 1971 et 1981, Ana Mendieta réalisera une centaine de films selon cette formule. Après le Gropius Bau à Berlin, le Jeu de paume à Paris en accueille vingt, accompagnés d’un ensemble de photographies qui les prolongent. La première de ses actions documentées date de 1973.
Depuis 1970, Ana Mendieta se rend chaque année au Mexique. Faute de pouvoir retourner à Cuba, son pays natal, elle transpose sa fascination pour les spiritualités ancestrales aux sites archéologiques aztèques. A Yágul dans l’Etat d’Oaxaca, la nature a depuis longtemps repris ses droits et gommé les arêtes des tombes à l’abandon.
La fusion du corps-terre
“J’ai acheté des fleurs du marché, je me suis allongée dans la tombe et me suis recouverte de fleurs blanches. Par analogie, le temps et l’histoire me recouvraient”, expliquera-t-elle. Ana Mendieta documente son action à l’aide d’une photographie, Imágen de Yágul (1973).
L’année suivante, elle capte en super 8 une action similaire, l’enfouissement de son corps sous un amoncellement de pierres du site. Lors de Burial Pyramid, rien ne bouge ou presque. Seule une légère brise indique que cette image-là n’est pas fixe mais mouvante.
Au bout d’une trentaine de secondes, sa respiration s’amplifie et fait rouler les quelques pierres qui recouvraient le corps. Mais le calme revient tout aussi progressivement, et la fusion du corps-terre avec son environnement semble n’avoir jamais été perturbée.
Lors de ses interviews et interventions publiques, Ana Mendieta rejettera toujours les attaches trop unilatérales. Elle ne s’identifie pas au féminisme, du moins pas à l’occidentale, ni aux mouvements artistiques des années 1970 auxquels on la rattache volontiers – le body art, le land art ou la performance.
Récapitulant l’histoire du monde, elle le dote d’une nouvelle généalogie
C’est alors peut-être par les films que l’on aborde le mieux l’artiste pour elle-même, hors de toute extrapolation symbolique. Projetés en frise à la manière d’un accrochage photographique, leur structure répétitive éclaire la temporalité cyclique qui rythme chacune des actions.
https://www.youtube.com/watch?v=xlfjZa2sHVc
Ana Mendieta ne met pas tant en scène la révolte contre un monde existant qu’elle invente une “anthropologie intensément personnelle”, comme le souligne l’historien de l’art Michael Rush dans le catalogue de l’exposition. Par son corps à la fois fertile et sacrificiel, elle récapitule l’histoire du monde et le dote d’une nouvelle généalogie.
“Elle aussi, en tant que femme, veut surgir de la terre/nature (…) et non pas de la côte d’un homme qui s’avèrera par la suite trop facile à berner.” Lorsque le temps et l’histoire recouvrent l’artiste, que l’eau et le feu en effacent la silhouette, les films enregistrent non pas sa disparition mais la respiration éternelle d’une nature faite femme. Ingrid Luquet-Gad
Ana Mendieta – Le temps et l’histoire me recouvrent Jusqu’au 27 janvier 2019, Jeu de paume, Paris VIIIe
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