Inspiré par l’expérience de la clinique La Borde, le spectacle d’Alice Vannier oscille joliment entre la fiction et le documentaire, le jeu de rôles et celui de l’acteur. Une belle mise en abîme des pouvoirs du théâtre pour se perdre dans les méandres de la psyché humaine.
“Brande-bas” de combat ! En avant toute ! La brande ? C’est le nom donné aux sols stériles où caracolent fougères, bruyères et autres végétaux qui forment le sous-bois où se cache la forêt. C’est également le titre du spectacle d’Alice Vannier créé avec sa compagnie Courir à la Catastrophe, objet théâtral ludique et documenté sur les origines de la psychiatrie institutionnelle. Cette utopie qui résiste au temps pousse sur les décombres de la Seconde Guerre mondiale, portée par des psychiatres estimant que “soigner les malades sans soigner l’hôpital, c’est de la folie.”
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Un mouvement qui emprunte à la marche l’équilibre qui le sous-tend : “La psychothérapie doit marcher sur deux jambes : Karl Marx et Sigmund Freud, dont les œuvres permettent de penser les deux aliénations, l’une psychopathologique, l’autre sociale”, estime François Tosquelles, l’un de ses fondateurs.
Rendez-vous à La Borde
Du bois, “ce vieux mot de la forêt” en forme de synecdoque, et des nombreux chemins de traverse qui le parcourent, il est beaucoup question du début à la fin du spectacle dans la bouche des acteur·ices jouant tour à tour soignant·es et soigné·es dans un processus de mise en abîme qui les voient aussi interpréter les personnages d’une pièce de Shakespeare. Impossible alors de ne pas se référer à un autre (vieux) texte, le Mahabharata, épopée sanskrite de la mythologie hindoue, dans lequel on peut lire : “Qu’est-ce que la folie ? – Un chemin oublié.”
Une exploration observée par Alice Vannier et Marie Menechi, collaboratrice à la mise en scène, lors d’un stage à la clinique de La Borde, établissement psychiatrique fondé par le docteur Jean Oury dans les années 1950, s’ajoutant à leur lecture des documents du GTPSI (Groupe de travail de psychothérapie et de sociothérapie institutionnelle dont faisait partie Jean Oury) et au visionnage d’archives. Elles arrivent à La Borde au moment où se répète Comme il vous plaira, de William Shakespeare, le spectacle concocté par l’atelier théâtre et joué le 15 août lors de la fête annuelle : “Nous avons donc participé à toute l’organisation de la fête, à ce travail en commun qui a suscité autant d’inquiétude que de joie, autant d’appréhension que d’impatience. Et qui a mobilisé autant les soigné·es que les soignant·es. Ce moment nous a paru caractéristique de la démarche de soin de cet endroit et de la philosophie de la psychothérapie institutionnelle en général”, indique Alice Vannier.
Le pari un peu fou et totalement cohérent de La Brande, c’est de nous faire revivre à la fois les commencements de la psychiatrie institutionnelle et la vie quotidienne à La Borde, en particulier lors de l’atelier théâtre où se répète la pièce de Shakespeare, dont les personnages, féminins, se déguisent en hommes et fuient à travers la forêt des Ardennes où ils et elles font d’étranges rencontres…
Libre circulation
Le choix de faire jouer soignant·es et soigné·es par les mêmes acteur·ices qui endossent plusieurs rôles, y compris leurs personnages de Shakespeare, est percutant. Réjouissant et parlant. On ne saurait mieux percevoir le glissement ludique dans la peau d’un personnage que traverse l’acteur·ice comme celui qui fait passer un être de la “normopathie“ au trouble mental. Un fondu au noir, imperceptible d’abord, mais qui opère in fine une transformation totale. Tout aussi spectaculaire que réversible. À l’image, in fine, de ce qu’a perçu Alice Vannier lors de son stage à La Borde, où les ateliers sont menés par toustes, soignant·es et soigné·es : “Quand nous étions à La Borde, avec Marie, relate Alice Vannier, nous avons découvert un lieu plus libre sur certains aspects, que la société dans laquelle nous vivons. Il n’y a pas de barrières, les portes sont toujours ouvertes mais il y a des murs. Des murs qui rassurent et qui protègent ou qui, au contraire, enferment et qui font angoisser. Des murs à la fois réels et symboliques.” Des murs obliques qui constituent l’essentiel du décor de La Brande, traversés de branchages comme autant d’appels à la libre circulation des affects et des mots pour le dire. Un espace qui respire.
La Brande, mise en scène Alice Vannier, au Théâtre de la Cité Internationale jusqu’au 5 février 2024.
{"type":"Banniere-Basse"}