Un peu alter, un peu hippie, mais surtout utopiste, la 57e Biennale de Venise invite à l’expression ceux qui en sont privés, bâillonnés par l’ultracapitalisme mondialisé.
Au regard de la surstimulation sensorielle qu’est la Biennale de Venise, pas facile de décider d’un motif récurrent ni même d’une ligne directrice.
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Puisque la synesthésie est à la mode, on pourrait tenter d’approcher la 57e édition, inaugurée le 13 mai dernier, par une odeur. Dans les allées de l’exposition principale confiée à la Française Christine Macel, une dominante se détecte rapidement : à la fois domestique et esthétique, réveillant un souvenir familier mais reculé.
Bouton pause
Car pour Viva Arte Viva, la curatrice en chef du Centre Pompidou invite à appuyer sur le bouton pause. Dans un monde “plein de conflits et de traumatismes”, les allées du pavillon international des Giardini et de l’Arsenal proposent de s’extirper du présent bouillonnant pour se mettre à la recherche d’un humanisme perdu.
Comme une capsule temporelle, on y cultive les utopies des années 1960-70. Un peu alter, un peu hippie, résolument optimiste et communautaire, Viva Arte Viva c’est donc cela : un mélange de patchouli et de naphtaline.
Célébrer l’art pour l’art
Le point de départ de l’édition 2017 est sensiblement le même qu’en 2015, plaçant la redéfinition du rôle de l’art et des artistes au cœur de la manifestation. Les voies choisies pour y répondre, quant à elles, ne pourraient être plus dissemblables.
Là où son prédécesseur, Okwui Enwezor, ambitionnait de regarder sans déciller “tous les futurs du monde”, Christine Macel invite à célébrer l’art pour l’art au cours d’un “voyage” conçu pour les artistes et par les artistes, expliquant que “l’art est le domaine privilégié des rêves et des utopies, catalyseur d’une connexion humaine qui nous relie à la fois à la nature et au cosmos”.
Figures oubliées
Au total, ils sont 120 artistes, qui pour 103 d’entre eux participent pour la première fois à la Biennale.
Entre les figures consacrées (Sheila Hicks, Franz Erhard Walther – Lion d’or du meilleur artiste –, Raymond Hains, Franz West ou encore John Waters) et les jeunes pousses (Rachel Rose, Marcos Avila Forero, Hassan Khan – Lion d’argent du jeune artiste prometteur –, Pauline Jardin ou Marie Voignier), on décèle une vraie volonté d’inclure les figures oubliées de l’histoire de l’art : des femmes actives au mitan du siècle dernier (Huguette Caland, Heidi Bucher) et surtout deux tiers d’artistes non-occidentaux.
Célébration de l’artisanat et du fait main
Sur le papier, découverte et diversité sont donc au rendez-vous. Dans le concret des espaces, c’est une autre histoire : rarement on a vu une biennale aussi homogène formellement. Célébration de l’artisanat et du fait main, de la sphère intime et de la quiétude de l’atelier où tout est coloré, doux et laineux, la sélection des œuvres gommant de fait les singularités géographiques et temporelles des contextes de production.
Si la curatrice se défend de toute approche thématique, on croit d’abord avoir saisi une réponse en filigrane à la question méthodologique de départ.
Microcosmes
Etre artiste serait donc imaginer de nouvelles manières de travailler. A une époque où les cadres économiques globaux font bien souvent régner leur loi de manière plus efficace que les stratégies politiques étatiques, l’approche semble pertinente.
Mais ici, nulle trace de néolibéralisme, de capitalisme, ni même de dématérialisation du travail. Souvent participatives et “processuelles”, les œuvres montrent le monde de l’art retiré dans son cocon et reconstituent des microcosmes particuliers.
Déphasé du réel
Avec The Sun, The Moon, and The Stars (2017), Dawn Kasper recréée un studio où l’artiste s’installera durant six mois, tandis que Lee Mingwei propose avec The Mending Project (2009-2017) de réparer les habits abîmés des visiteurs, et que David Medalla invite à coudre un message sur un pan de tissu suspendu, dans la reconstitution de A Stitch in Time (1968-2017).
Que l’art cherche ici à s’évader du réel, la première salle l’affichait clairement en ouvrant avec la série de photographies Artist at Work du Serbe Mladen Stilinovic, le montrant tout simplement endormi. S’évader par le rêve et la thérapie de groupe : non seulement cette clôture sur soi renforce les préjugés d’un monde de l’art nombriliste et déphasé du réel, mais de manière plus inquiétante elle témoigne aussi d’une certaine forme d’autocensure face au climat réactionnaire ambiant.
Symptômes forts
Comment ne pas voir dans Viva Arte Viva un reflet indirect des scandales récents, témoignant des crispations identitaires affectant non seulement l’art, mais la sphère publique de manière générale ?
Rappelons que la Biennale s’ouvre dans le sillage de deux symptômes forts. Début avril, la Biennale du Whitney à New York se voyait obligée de retirer une peinture de l’artiste blanche Dana Schutz, reproduisant une photo de presse où l’on voyait le cadavre défiguré d’Emmett Till, jeune garçon noir victime de violences policières. A quelques jours d’écart, la Documenta 14, habituellement organisée à Kassel en Allemagne, déclenchait la polémique en s’exportant à Athènes, alors qu’elle tentait d’adopter le point de vue du Sud pour éclairer les conflits économiques et migratoires secouant l’Europe.
Rompre avec les cadres institutionnels
Ces scandales sont le signe qu’un nouveau régime d’exposition reste à inventer. Comment imaginer des espaces de parole qui invitent à la table de la représentation ceux qui en sont privés, ces “subalternes” qu’identifiait la théoricienne Gayatri Chakravorty Spivak ?
Ces troubles sont le signe qu’il faut cesser de vouloir les “représenter”, et au contraire rompre avec les cadres institutionnels de l’art bien-pensant qui, en prétendant parler à leur place, les dépossède de toute possibilité d’expression autonome. Voilà la tâche urgente des artistes. On rêvera plus tard.
57e Biennale de Venise – Viva Arte Viva jusqu’au 26 novembre
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