Cette première édition intitulée “Une nouvelle jeunesse” accueille, dans cinq quartiers de la ville, les œuvres de douze artistes émergent·es associé·es à des artistes déjà établi·es. De quoi mettre en lumière la fécondité des héritages et des transmissions dans le monde de l’art.
À Nîmes (Gard), la “Contemporaine”, première Triennale d’art contemporain, déployée dans cinq quartiers de la ville, entre la gare, les Arènes, le Carré d’Art, le Carré et les Jardins de la Fontaine, accueille douze jeunes artistes, dans la fleur de l’âge. Mais plus qu’un simple espace urbain réservé à la scène émergente, comme il en existe déjà beaucoup, cette première édition joue de manière audacieuse avec celles et ceux qui, dans la force de l’âge, accompagnent cette fleur par la maturité de leur expérience artistique. En proposant ainsi à de jeunes artistes de s’associer avec des aîné·es complices, dont le travail nourrit leur propre imaginaire, cette Triennale, “La Fleur et la Force”, expose douze œuvres élaborées de manière collaborative dans des lieux aussi divers qu’une église, une avenue, un musée, un jardin, un cinéma… Chaque projet associe aussi des habitant·es de la ville, des étudiant·es d’écoles ou des associations locales.
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À travers cette belle idée de binômes intergénérationnels, pensée par les deux directeurs artistiques, Anna Labouze et Keimis Henni (pilotes d’Artagon, association dédiée à l’accompagnement de la création émergente), la manifestation célèbre donc la transmission, l’héritage, l’influence, le redéploiement, l’arrachement, comme autant de motifs qui déterminent la construction d’un geste artistique, autonome et hanté à la fois.
Errant d’un lieu à l’autre, cette porosité de traits entre deux générations s’affiche crânement. Inégale mais souvent perspicace, elle prend des formes éclatées, sans qu’aucune unité esthétique ou narrative ne se dégage clairement, en-dehors de quelques obsessions symptomatiques de la fleur de l’âge (féminisme, activisme écologique, récits post-apocalytiques, histoires intimes, mémoires familiales… ).
Éloge poignant du refuge
Au cœur de l’ancienne Chapelle des Jésuites, la jeune artiste et cinéaste June Balthazard projette par exemple un beau récit d’anticipation écologique, Millennials, où une communauté d’enfants décide de vivre dans des cabanes perchées dans les arbres pour lutter contre la déforestation et l’inaction des adultes. Le film, qui rayonne dans l’écrin sombre de la chapelle, résonne avec des œuvres de Suzanne Husky, dont les dessins, tapisseries et sculptures (un tipi fait de branches réalisé avec des étudiant·es de l’École supérieure des beaux-arts de Nîmes) explorent les interactions au sein du monde vivant et sondent l’impact des interventions humaines sur les écosystèmes. Cette collaboration entre deux artistes animées par les mêmes questions existentielles s’incarne ici dans un éloge poignant du refuge (démultiplié au sein d’un film, d’une forêt, d’une chapelle, d’une ville), espace utopique en forme de signal d’alerte sur la décomposition du monde.
Au musée des Cultures taurines, Aïda Bruyère confronte, elle, un autre récit d’anticipation post-apocalyptique aux images iconiques, éco-féministes, de l’artiste américaine Judy Chicago. Ancré cette fois dans l’histoire antique, le motif de l’effondrement traverse à sa manière l’installation de Valentin Noujaïm (passé par la Fémis) qui, avec le soutien d’Ali Cherri, s’intéresse à la figure mythique et mystérieuse de l’empereur romain Héliogabale, qui aurait achevé la déchéance de Rome par ses frasques transgressives et anarchistes (une figure qui intéressa Jean Genet, dont Gallimard vient de publier une pièce inédite sur le sujet). L’installation vidéo de l’artiste, Les trois visages d’Héliogabale, évoque sur trois écrans distincts, greffés au sommet de longs poteaux surgis de la fosse du musée de la Romanité, les trois masques de l’empereur (tristesse, folie, cynisme). Par son intervention dans l’espace du musée, dans la matière de l’image et dans le corps du texte, Valentin Noujaïm suscite l’émerveillement, en faisant d’Héliogabale un personnage de notre temps confus et révolté.
L’image cinématographique est aussi mobilisée par Rayane Mcirdi (passé par les Beaux-Arts de Paris), qui avec l’aide du cinéaste Virgil Vernier (Mercuriales) évoque au Sémaphore, le cinéma d’art et essai de Nîmes, un voyage annuel d’été de sa famille vers l’Algérie à la fin des années 1980, tel qu’il le fantasme suite à des récits privés. Son film, La promesse, reconstitue, par le biais de la fiction nourrie par l’enquête, le rituel d’une famille unie roulant vers le pays d’origine comme le moment d’un partage intime et tendu au sein d’une voiture, où vibrent les souvenirs heureux, les arrachements identitaires, les liens défaits.
Noirceur luminescente
L’héritage fécond des artistes établis peut aussi s’élargir à la forme d’un dialogue avec des fantômes et des morts. Pierre Soulages, disparu en 2022 à Nîmes, est ce fantôme dialoguant avec Jeanne Vicerial au musée du Vieux Nîmes. Regardant ses peintures, elle a compris qu’elle pouvait aussi se livrer à un travail obsessionnel sur le noir et la lumière à travers ses sculptures de textile. Après s’être installée en résidence durant un mois au musée, elle présente ses “présences” féminines, nées de sa technique de “tricotissage” (qui entrelace le tricot, le tissage et la dentelle), en les confrontant aux Outrenoirs de Soulages. Dans une salle plus noire que noire, elle expose par exemple une gisante, sans que la dimension funéraire n’écrase le sentiment de vitalité présent dans ses fils mêmes. L’exposition Avant de voir le jour tire des fils, au sens propre et au sens figuré, entre les peintures de Soulages qui disait que “le noir est antérieur à la lumière”, et les sculptures à la fois douces et terrifiantes de l’artiste textile : des spectres comme sortis d’un monde d’outre-tombe qui habitent l’espace du musée de leur noirceur luminescente.
Mené par Jeanne Vicerial au sommet de ses potentialités affinitaires, ce dialogue entre deux gestes artistiques rayonne aussi dans l’émouvante exposition au Carré d’art d’Alassan Diawara et Zineb Sedira, Partitions sédimentaires, qui se nourrit de correspondances entre les photographies délicates du premier sur des familles et des paysages locaux et les vidéos de la seconde, traversées par des questions de transmission et d’héritage culturel. Les images d’Alassan Diawara, évoquant ici ou là des motifs présents dans l’œuvre de Wolfgang Tillmans ou de Rineke Dijkstra, par la subtile attention à un regard, une pose, un geste, et par la douceur d’une lumière caressante, sont l’une des belles découvertes de cette Triennale, où d’autres duos (Caroline Mesquita et Laure Prouvost, Prune Phi et Smith, Delphine Dénéréaz et Sonia Chiambretto…) fonctionnent à merveille. Le signe d’une vitalité de la jeune scène artistique contemporaine qui s’émancipe au cœur même d’un raccord affectif avec des artistes qui les précèdent et les conduisent sur les chemins possibles de la renommée.
La Contemporaine de Nîmes, Triennale d’art contemporain, du 5 avril au 23 juin.
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